Belle journée après tout ce… enfin jouir de ce petit miracle. Joie réconfort doux. Bleu intense. Onde lumière. Chaux du ciel – poudre invisible sur la peau. Léger. Voler. Voler comme au milieu du rêve où tout glisse facile et gai sous les bras écartés large. Alors je sors pour l’envie de tout cet air frémissant dans les alentours, pour l’espace qui froisse et défroisse jusqu’aux recoins de l’intérieur.
En m’installant derrière le volant je me suis répété une nouvelle fois dedans moi-même, parce que c’est difficile, tout toujours englouti vite fait, deux temps trois mouvements, comme on dit avalé « dans la trappe », engouffré dans les secousses les remous les remugles les simples flux le chaos incertain. Je me suis sermonné donc : porte attention. accroche-toi. agrippe-toi. n’oublie pas : observe écoute sent. à précise et simple portée. un gisement illimité sous tes yeux. les ressources innombrables du monde immense. ouvre-toi à l’infini des gens des routes des maisons des chambres. tous les possibles. la vie c’est trésor ! tout est déjà là offert mais enfoui. se baisser pour. consigne. note ! classe. associe. retiens ! Va comprendre ça je me suis dit (je me parle souvent par le collet, en face à face, idée qu’à force d’insistance nous finirons bien, moi et l’autre aux yeux acier, à réconcilier de l’important, mais macache, rien n’y fait, c’est toujours recommencé, en filigrane ou tonitruante, la voix : « tu vaux rien, mais regarde toi un peu, t’as rien dans le sang ni dans la tête, faut tout faire à ta place, rien qui tient la route, tu t’effondres au fur et à mesure comme du sable. Je suis comme les notes pendues en rond jaune et bleu dans la chambre du berceau et mes soupirs au noir de miel. J’ai les genoux repliés sur la poitrine comme une sauterelle. Je suce un pouce fripé, autour je clape des lèvres et de la langue mouillées. J’ai tout oublié de ça bien sûr alors je regarde les photos des autres ; j’imagine mon propre lot pour faire du lest sinon je dissipe aux quatre vents : c’est bien ce qu’elle dit, la voix … comme du sable. Depuis ces profonds miasmes d’amnésie jamais je ne garde rien. Je végète dans le quatre-vingt pour cent ou le quatre-vingt-dix, plus certainement, des heures ordinaires, celles qui filent entre les doigts du ni vu ni connu ni trace ni odeur ; arrivent la fin du jour de la semaine du mois des années je me demande mais où et quoi pour qui et larmoient les larmes salées d’inutile mais trop tard c’est trop tard ; s’épluchent les mains tordues du passé mais c’est trop tard c’est trop tard ne m’en prendre qu’à… ! Décollé d’un coup du fin fond de l’inaperçu, juste un peu à droite dans l’angle du parebrise, l’homme a fait brusque demi-tour pile devant la porte vitrée de la boulangerie (façade grise récemment repeinte, enfin quelques années, mais encore bien propre, un drôle de gris un peu bleuté, velouté presque, avec une enseigne entre rouge et doré, le nom des pains spéciaux dans le double cartouche et arabesques, net mais sans éclat si tu vois, on dirait du drapé funéraire, il faut un temps de réflexion, sentir remonter l’étrange, drôle d’idée, cette couleur quand même …, tu as dit lorsque… ) ; donc a soudain traversé la route dans l’autre sens, regagné sa voiture, sans même regarder, (ai bien failli !) lui jeté dans son propre mouvement comme un geste de lancer de pierre. Tu as dit : « il a dû oublier son porte-monnaie ou quelque chose, sûrement ! » In extremis vraiment, là que je l’ai aperçu avec tes mots, comme une apparition soudain poussée sur la chaussée, (pareil que cette fois ou d’un coup la tache sur le mur a surgi, grossi, pris toute l’empreinte de mes yeux comme quand je presse les globes avec les pouces pour faire éclater les étoiles oranges.) en pantalon moutarde et chandail kaki, déjà de dos, bondissant vers sa voiture de l’autre-côté, pressé, un bout de tonsure, l’arrière du crâne commence à … Tout ce que je saisis de lui, cette marque d’usure, double, car lui aussi évidemment contaminé d’oubli. « Oh rien pas grand-chose » si tu lui demandais ! Il te rassurerait, sourirait, haussement d’épaules, involontaire aussi comme ouvrir par réflexe le parapluie : « c’est tout moi ça, un bout de distraction bien compréhensible, pareil que tout le monde, hein, la vie qu’on mène et tout ce qui préoccupe et qui s’ajoute en couches chaque jour alors forcément… » Il ne dirait rien de… (ou alors il a évacué, planqué profond aussi, même si ça lui revient parfois, rarement, par bribes, par plaques, par boutons, comme ces maladies infantiles, qu’il faut vérifier ensuite dans le carnet, sinon on ne sait plus, c’est du passé, quelle importance ?) Petit il a chopé la maladie du compter, un jour lui est tombée dessus, ça lui a pris d’avancer les pas un pas après l’autre compter compter mais toujours réciter en nombre impair, une obsession qui le tirait par le crâne depuis son dedans, un fiel, après lui faisait dénombrer inlassablement les carreaux de la cuisine, les fenêtres des immeubles les pavés de la rue les feuilles de l’arbre et pour chaque erreur recommencer. Pareil à genoux il empilait front ventre épaule gauche épaule droite les signes de croix et compte compte sans se tromper sinon ils vont tous mourir au nom du Père, un, pourvu qu’il ne mourre pas si je vais jusqu’à cent au nom du Fils, deux, pourvu que je mourre pas jusqu’à cent, au nom du Saint esprit, trois, que le poison des feuilles du laurier sur la terrasse, amen, quatre, jusqu’à cent, au nom du Père, cinq, qu’elle me laisse pas, du Fils, six, qu’elle mourre pas non plus, du Saint Esprit, sept, et que la maladie, amen, neuf, du Père, dix, peut-être onze, du Fils alors je recommence, du Saint Esprit, douze, que je sois l’esclave battu du bateau où l’on rame, Amen, dix-huit, qu’elle m’aime dans ses bras, du Père, un, qu’il pleure sur moi, du Fils, deux, où l’on fouette les dos, du Saint Esprit, où l’on écrase les doigts j’ai pas compté je recommence Amen un… Il a chopé la maladie du compter ça lui fait faire des allers et tous les retours, c’est comme ça qu’il croyait arrêter de grignoter des pensées, du Fils, vingt et un, de la sueur de l’amour du sexe, du Saint Esprit, huit, de la torture de l’hamourrer du fiel du sexe, Amen, neuf, de l’odeur de l’amourrer, de l’envie du tuer. Du mourrer. Je recommence.