Pour ses enfants, le mur sur lequel donnent les fenêtres de son salon est une entrave à leurs aspirations de vendre la maison plus cher. Pour elle, ce mur est l’écran où vient se poser son regard oisif. Il est recouvert par endroits de ciment qui tourne au noir, fruit d’une humidité que les jours d’été n’arrivent pas à faire disparaître, pour le reste, ce sont des briques laissées à vif, perforées de quelques touffes vertes qui, avec un peu de chance, si elles ont suffisamment de force pour atteindre un rayon de soleil, arrivent à faire éclore des fleurs jaune-pâle. C’est assez rare, mais il peut arriver qu’un moineau étourdi se retrouve coincé dans ce couloir sombre, sans s’affoler outre mesure pour trouver la sortie. En levant bien haut la tête, elle peut apercevoir un rectangle de ciel. Le mur appartient à une poterie aujourd’hui désaffectée où cherchent refuge toutes sortes d’animaux, chats abandonnés, chauves-souris. Certains soirs, un hibou se perche sur la corniche et la regarde pendant quelques instants avant de s’envoler. Esprit protecteur. Elle n’est pas capable de saisir le moment exact où son attention se détache de l’observation du mur, l’efface de son champ de vision et se dissout dans d’autres pensées. Le fait est que ça marche à chaque fois. Le regard se replie sur lui-même, devient dilettante, émiette des morceaux de vie quotidienne, bribes de conversation, coups de téléphone passés pour régler maintes petites choses, contrariétés, nouvelles lues dans le journal. Le mur est aussi le témoin opaque et silencieux des plus grandes décisions de sa vie, et aussi la massue qui lui permettra de le détruire et de voir par-delà ses décombres. C’est à cela qu’elle pense en ce moment, à tous les jalons déjà posés, au jour où elle remettra à ses nouveaux propriétaires la clé de cet appartement où elle a vécu toute sa vie. Le mur se repeuplera alors d’autres images ou bien deviendra invisible, transparent selon l’ardeur et l’espoir de ceux qui viendront habiter la maison. Elle ne le saura jamais. Des pas sur le palier. Quelqu’un sonne. Elle sait qui c’est et qu’à nouveau il va falloir mentir.
A force de passer au peigne fin toutes les images que les caméras de surveillance lui renvoient, il a fini par connaître la ville à travers ses aspects les plus sordides. Il y a des endroits où il n’est jamais allé qu’il connait pourtant mieux que quiconque. Cette vision déformée et décalée a fait accroître son dégoût et le sentiment d’impuissance devant des faits accomplis qu’il peut faire revenir en arrière toutes les fois qu’il le veut, mais qu’il ne peut changer. Témoin passif de la pourriture du monde, il accumule au fond de lui-même ces images qui ne cessent de le poursuivre avec leurs grands yeux fantômes. Il pourrait les éparpiller ici, s’en débarrasser comme on se débarrasse de tout ce qui harcèle et ne convient pas. On ne débarrasse jamais de ces choses. Tout au plus, on peut en alléger le poids pour faire de la place à d’autres fardeaux. Ce qu’il voudrait c’est percevoir les intentions derrière les gestes. Comprendre. Parce qu’une image, au contraire de ce que l’on dit, est loin de valoir mille mots. Elle ne suscite que des interrogations, rarement apporte une réponse convaincante. Quatre secondes, c’est le temps qu’elle a pris avant de partir pour ne pas être retrouvée. Elle avance bien vers la porte, s’arrête, tend la main pour la pousser, se ravise, s’arrête une fois de plus, quatre secondes, puis continue sa route, tourne dans la ruelle. Sur l’enregistrement on dirait plutôt que c’est la ruelle qui la happe. Quatre secondes et c’est décidé, quatre secondes et la vie bascule, quatre secondes, alors qu’il attend depuis une éternité qu’on lui donne la permission de partir. Quatre secondes où les causes ont dû peser des tonnes sans peur des conséquences. Quatre gouttes d’eau dans un vase trop plein. Un cas perdu parmi tant d’autres. Il referme son ordinateur, attrape sa veste et sort de l’hôtel de police avant de se confondre avec les passants dans la rue, avant de devenir lui-même une image insaisissable sur un écran muet.
(le hibou, parfait) (j’ai compté qu’en 4 secondes, on arrive à pratiquement cent images et donc à cent mille mots – ce sont des comptes d’épicier ou d’apothicaire, mais enfin, ça donne une idée…) (magnifi-magi-que : haletant quand même aussi)
Merci Piero ! Je vais te demander comment t’as fait ces comptes ! 😉
inquiétant aussi
se laisser happer par les mots
ne pas réfléchir
accepter ce qui vient
Oh ! C’est un excellent conseil, Danielle ! Merci !
Le mur comme horizon… et puis « Parce qu’une image, au contraire de ce que l’on dit, est loin de valoir mille mots. » Séduit par ce texte.
Merci Camille !