Dans la plaine se croisent déjà toutes sortes de véhicules, miniatures guidées par autant de cerveaux et de mains et de jambes ; la route unique visible depuis les hauteurs longe de son corps infime les bâtiments clairs dans un silence factice, contourne l’usine sucrière avec sa colonne continument blanche qui noie le contour des maisons ; aucun souffle, aucun bruit sauf celui tout près des oiseaux qui font le guet chacun à leur tour sur le câble électrique. Un toit, une varangue, et l’espace au-dessous. Au-delà de la plaine, la ligne d’horizon absorbe l’océan. C’est un train de nuages qui raconte la présence du ciel. Quelque part, l’écho d’un avion suivi d’un roulement avide, incolore, ramassé, loin de la case. Les champs de canne s’échelonnent vers les hauts, verdoyants et jaunes, humides de rosée, s’élargissant au fur et à mesure qu’ils s’approchent d’un regard posé là, tout en haut du paysage. Le vent s’est levé, remuant le hamac suspendu au-dessus de la terrasse en teck, à la couleur fanée par le soleil et les intempéries, il ne porte la trace d’aucun corps, se tortille devant le panorama, indifférent à l’oiseau chapeau et aux cardinals rouges toujours plantés sur la ligne noire, la serrant de toutes leurs petites pattes frêles. Les stores de bois baissés protègent de leur ombre la table octogonale, une tasse de café, un ordinateur à l’écran ouvert sur un visage, un fruit de pitaya rose fuchsia dans une assiette blanche, une cuillère posée sur son bord attendant de fondre sur la pulpe douce et suave. Derrière la table, contre le mur coquille d’œuf, un banc de bois ajouré aux coussins de wax coloré et ses deux fauteuils identiques aux accoudoirs patinés entourent une table basse, ajustement de planches peintes. Un paquet de tabac, un verre d’eau, une pousse de gingembre, un livre retourné, Le bol et le bâton. D’ici vous êtes le créateur de ce que vous voyez, comme lorsque enfant vous vous endormiez sur des rêves de possession, d’univers à vos pieds, d’yeux haut perchés dans la stratosphère ; aucun son d’aussi loin dans la vallée ne porte jusqu’à vous, pourtant vous entendez les voix couler leur parler chantant dans vos oreilles dressées à écouter, à travers les murs des maisons, leurs fenêtres tous volets croisés, rien ne vous échappe de ce qui se vit là, des conflits qui se nouent, des corps qui se dévoilent, s’enlacent, et puis s’éloignent ; la vie des autres noie dans le brouhaha quotidien les chants ténus des piafs pourtant si audibles à cette heure du jour. Vous vous glissez dans le chuintement d’une bétonnière éreintant le sable et les graviers sur une propriété voisine, vous écartez le baro qui ouvre sur la rue pentue, encombrée de voitures, vous dépassez l’impasse des Tangues et le panneau orangé, vous obliquez sur la droite, où les maisons s’abritent derrière des manguiers et des pieds de letchis, vous n’évitez pas l’aboiement du roquet attaché dans sa cour, vous entrez enfin là, sans pousser le portail, jusqu’au seuil de la petite maison de bois et de béton, vous entrouvrez le rideau de lin, pénétrez dans la pièce à vivre, longez la varangue et vos pieds enfin se posent sur son bois vieilli, vous vous glissez dans le hamac, acteur de votre histoire.
Au bout d’une heure, » pénétrer dans la pièce à vivre »… après avoir traversé la (morne ?)plaine,comme si le dedans réclamait du temps vif pour faire l’inventaire du dehors à l’abri des séparations successives serties de sensations labiles dans le « déjà vu ». Le livre retourné -le bol et le bâton- comme métaphore du dépouillement (convoité?). Votre texte sait où il va… le hamac de l’écriture est un refuge qui tangue très doucement à la fin, on le voit s’approfondir sous le poids de mots du jour. Langueur des touches verbales qui ne s’allongent pas, refusent presque de s’étaler davantage. »Le chuintement d’une bétonnière éreintant le sable et les graviers »est le bruit maximum à emballer dans l’oubli. L’écriture comme une houle légère et presque silencieuse. Lecture agréable.
@Marie-Thérèse Peyrin D’abord un grand merci pour votre lecture et votre analyse… qui me confond un peu, tant je ne sais jamais, non, où mon écriture me mène ! Je suis rarement dans l’autobiographie et dans le vrai souvenir (qu’est-ce qu’un souvenir vrai ?), même si là, je m’appuie sur un paysage réel, devant moi (je suis à La Réunion en ce moment)… Je me suis laissée emporter par la déambulation que je pratique à plaisir en écriture (et dans la vie). Merci encore à vous ! A bientôt de vous lire.
On emprunte toujours dans le paysage des images de notre propre vie, ne serait-ce que par observation de la vie des autres. La déambulation dans la Nature ou au milieu des gens ne cesse pas d’activer l’écriture et la cueillir est comme se baisser et déjouer les courbatures en maniant la syntaxe et les sentiments. Ecrire à la Réunion, quel privilège pour l’assomption des couleurs et des parfums ! Continuez, ça se lit bien.
La première phrase m’a emmenée dans mes souvenirs de Champagne et de Picardie, paysage de plaine et de colonnes blanches d’usine sucrière. Mais aussitôt après votre texte m’a ouvert les yeux vers un paysage inconnu de moi, lointain, évocateur, la varangue, l’océan, que votre description rend présent, palpable. Merci !
@Laure Humbel, c’est moi qui vous remercie de votre lecture et de votre commentaire. Le paysage… pont entre une réalité et la fiction ! Mais je suis bien en face de l’océan… Indien !
« un train de nuages qui raconte la présence du ciel » 🤎🤎
Et ce hamac qui se tortille. Puis la surprise du « vous » qui arrive et me convoque dans ce paysage et cette heure.
Rebecca, 🙏
“D’ici vous êtes le créateur de ce que vous voyez”, très jolie phrase. J’aime beaucoup le paysage vivant mais extérieur jusqu’au “vous” qui en est alors un élément… Merci pour votre beau texte, lu sous un ciel plus bas que l’horizon.
Merci, Antoine, pour votre lecture. Je vous console, le ciel est parfois ici aussi bien bas, en cette saison ! Mais peut-être me parlez-vous d’un plat pays ? A vous lire… chez vous !
Le passage du large, ce paysage surplombé palpable. Vaste puis resserré. Hamac vide. La table. L’écran. Nature morte. On sent le souffle de l’air. La bétonnière surgie par le son, son heurt doux… on voit. On sent Merci Marlen
Merci à vous, Nathalie.
Marlen quelle chance ! je t’ai suivie et j’ai vu et cru sentir par le corps et le nez (pas élégante ma phrase, sorry)
@brigitte Ta phrase me va, ton commentaire me va !
ça aurait pu être n’importe où… jusqu’au mot « canne » qui nous indique quelque chose, alors on recoupe avec les quelques éléments de réel, on réajuste… et puis bientôt d’autres détails fruits oiseaux
merci Marlen pour le partage et pour cette heure en ta compagnie !
Et bien voilà, une réponse tardive à ton commentaire, Françoise… la date correspond à celle de la panne d’ordinateur ! et puis je ne suis plus guère revenue là (j’ai récupéré ledit engin il y a qq jours seulement). C’était bien de te voir hier et de t’entendre pendant le zoom ! Merci donc pour ton petit mot encourageant (impression de jouer dans une cour qui est bien trop grande pour moi).