Les articles sur les vélos dans la presse spécialisée actuelle me font souvent sourire, doutant parfois d’un vrai rapport entre le texte et l’expérience : vélo nerveux, confortable, véloce, etc… d’autant que l’on sait maintenant grâce à Pogacar qu’en matière de performance il s’agit surtout de manger varié, avec du porridge le matin.
Mais avant de sourire, mieux vaut se confronter à l’exercice.
Rockhopper n°1 en Drôme
J’ai donc eu l’occasion une première fois de faire l’acquisition d’un RockHopper violet pour vingt euros aux puces. Le cadre en acier Tange m’avait décidé, malgré sa petite taille. Il était monté avec des pneus slicks Hutchinson. Dans les catalogues d’époque, le cadre est dynamique, solide et léger, résistant aux torsions latérales. Il date du début des années 1990, quand le vtt parti de Californie finit de se répandre à travers le monde. Le Rockhopper est dans le milieu de gamme en dessous des Stumpjumpers. Stumpjumper était lui le nom à l’origine du premier VTT produit en série (500 exemplaires) pour le grand public en 1981/82. On remarque que ce premier succès commercial était équipé d’un pédalier cyclotouriste spécialité T.A, de Clamard, lui même inspiré du Stronglight 49D stéphanois, utilisé à partir des années 1930 sur la base des cinq vis en étoile du pédalier Cyclo d’Albert Raimond, qui avait repris l’atelier de Vélocio à sa disparition. Le stumpjumper disposait aussi des freins cantilever Mafac du clermontois Bourdel. Après les contestations des années soixante eut lieu un boom cycliste au début des années 70 aux USA. De nombreux vélos français furent importés. L’histoire du VTT débute elle sur les pentes du Mont Tamalpais à partir du stock de matériel issu de ce boom avec des bicyclettes détournées de leur usage comme les cruisers. D’autre part, le fondateur de Spécialized (nom lui-même inspiré du célèbre pédalier), Mike Sinyard, avait fait un tour d’Europe à vélo ; il avait commencé sa carrière en important des pièces européennes qu’il distribuait avec une remorque. Encore une success story californienne ! Les courses de hippies bricoleurs des années 70, les klunkers, ont changé de dimensions dans les années 1980/1990 jusqu’à la consécration sportive des J.O de 1996. D’un sport nature, le vtt de compétition avec l’influence du bmx a virevolté vers un sport acrobate. Les machines se sont spécialisées et complexifiées, avec le retour des suspensions et des cadres slopping. [1] Des pistes spécifiques avec obstacles ont été créées. Malgré tout, la simplicité des vtt tout rigides du début des années 1990 fait qu’ils hanteront nos rues et nos campagnes pendant des décennies encore dans une utilisation de tous les jours.
J’ai eu l’occasion de l’emmener dans un train bondé dans la Drôme et de passer une belle journée dans l’arrière-pays dieulefitois. Sa couleur s’accordait bien aux lavandes en fleurs et aux volets de maisons de pierre.
J’ai fait le tour de la montagne Angèle, en passant par Chaudebonne, le village de Villeperdix, le col de Pertie et Gumiane. J’ai été surpris par des vautours, les marnes grises et la chaleur de la journée. J’ai parfois laissé s’égrener de longues pauses à l’ombre d’un arbre ou d’un lavoir. Sur le retour, je pouvais contempler le col de la Chaudière, entre Couspeau et les trois Becs. Je me suis demandé ce qu’y devenait la réserve privée de ré-ensauvagement d’un petit territoire sans intervention humaine, sinon les clôtures sur lesquelles j’avais butté un jour au bout d’un sentier embroussaillé. L’expérience a déjà existé involontairement sur des dizaines d’années avec la DMZ entre les deux Corées.
J’ai donné ensuite ce vélo à un voisin retraité, avant de déménager.
Rockhopper n °2
Il y a peu, je tombe à nouveau sur un RockHopper comp de couleur violette aux mêmes puces, à ma taille cette fois. Derrière un parterre de cartons à bibelots, le mountain bike est apposé contre un autre joli vélo, un course anglais Raleigh. Un coup d’oeil sur le cadre, sur les moyeux et je demande le prix, 25 euros pour l’un, 35 pour l’autre. Je n’en ai pas besoin, mais peut être a-t-il besoin d’un gus comme moi pour retrouver son aura. Un couple tient le stand. Je sors un billet et de la monnaie. Je pars avec sans discuter plus. Il est dans sa version originale, pneus ground control à flanc beige, groupe Lx/ dx. Seul le shifter gauche n’accroche plus. Le WD40 ne suffit pas, je démonte, nettoie, et arrive à remonter le tout grâce à une vidéo youtube. Un petit ressort m’aura joué bien des tours.
Je m’inscris aux vendanges et sa couleur me semble bien assortie au gamay. Pourquoi pas ne pas le prendre pour m’yrendre ? Je monte des porte-bagages dessus, puis change les pneus pour des Big ben blancs que je n’avais jamais utilisés. Me voilà avec une polyballon ! Il a une jolie touche avec des sacoches anciennes. Les avant viennent aussi des puces, les sacoches Berthoud viennent d’un site d’occasion. J’apprécie leur rangement plus horizontal que vertical. Les big ben sont un peu lourds, mais à peine plus que des marathons classiques moins volumineux.
Aux vendanges, il y a un chemin qui coupe par la vigne pour aller au village. Je pourrais rouler confortablement dessus avec ce vélo. En vrai, je n’ai plus emprunté ce chemin depuis le 20e siècle. Je le prendrai après une journée de travail. Cela aurait des airs d’aventure et de dépaysement, boire un demi en dehors de la ferme aux côtés d’autres groupes de vendangeurs. Je l’attacherai à un poteau, il n’attirerait pas la convoitise et tant pis même s’il venait à être volé. Je pourrai aussi me balader pour me détendre et prendre des photos, juste un petit tour, quelques photos par jours. D’ailleurs je ne suis jamais allé aux vendanges en vélo, chose étrange. D’autant que c’est là que j’ai entendu parler une des première fois de la possibilité de voyager à vélo. Une année seulement j’avais terminé un périple en Normandie et un ami m’avait emmener avec le Poulidor derrière le coffre. J’y irai à partir de Lyon, ce serait simple et agréable.
Je pars l’essayer.
Cézallier
Je décide au dernier moment de partir de Volvic, m’épargnant la sortie de Clermont-Ferrand par le chemin des montagnards. Le train presque vide effectue la montée en une grosse demi-heure. Une vue panoramique sur la ville et la vallée de l’Allier se dégage rapidement. Le train porte bien ici son surnom de « grand frère » que lui donnaient les premiers cyclotouristes. La gare de Volvic en pierre noire volcanique comme il se doit se trouve en rase campagne, dans un hameau à quelques kilomètres au-dessus de la ville. Je m’élance sous un ciel bleu avec rapidement le Puy de Dôme en ligne de mire. Je rejoins la route du col de la Moreno depuis le col des Goûles en longeant les pieds des volcans. Je suis assez joyeux de me retrouver assez rapidement sur ce chemin. Il traverse d’abord une hêtraie sapinière, où se jouxtent aussi noisetiers, sorbiers et bouleaux. Les sommets se dévoilent ensuite lorsque l’on atteint des prairies de pâturages, plutôt des moutons ici. La chaîne des puys a été intensément active à la fin de la dernière glaciation, de 15 000 à 8000 ans BP. Les volcans ont été vus en activité par des groupes nomades qui chassaient principalement les aurochs. Ces multiples générations s’adaptaient lentement à une nouvelle donne climatique, qui a vu la disparition du renne. Quatre degrés Celcius de moyenne planétaire nous séparent du magdalénien. Je garde un souvenir ému de la visite de la grotte des Combarelles dans la vallée de la Vézère, à quelques journées de marche. Nous étions trois, guide compris, à descendre dans les étroits boyaux aux murs recouverts de gravures et de calcite. Devant un pan de paroi où il nous fait nous arrêter dans l’obscurité, il me prête sa lampe torche et nous laisse découvrir en promenant le halo de lumière le long des traits incisés un puis deux cerfs élaphes buvant à une source.
Je descends ensuite vers Nébouzat. J’observe les manoeuvres un véhicule de chantier au milieu de la petite route dans un bois. Il ne manque pas de reculer. Je peux ralentir et rester à distance de sécurité avant qu’il ne me remarque. Je le contourne par une clairière où des troncs sont entreposés. Je remonte vers le massif du Sancy par Vernines, Servières et le lac de Guéry. Au Mont dore, je remonte le col de la croix saint Robert pour atteindre un camping qui affiche finalement complet. Je bivouaque à l’intérieur d’un lacet du col, dans une petite clairière.
À l’aube, je finis l’ascension et discute au sommet avec un bikepacker, parti de Grenoble. Dans la descente, j’aperçois des vautours dans un champ. Je m’arrête puis discute avec un couple de retraités cyclotouristes passés à l’électrique. Après m’être fait un brin de toilette et le plein en eau à la maison de la vallée de Chaudefour, je continue vers Besse où je me restaure d’une part de pizza et de viennoiserie. Je prends aussi un saucisson, du pain et du bleu. Je file les déguster sur une table au bord du lac Pavin. Il s’agit d’un maar à la circularité harmonieuse. Le volcan à son origine est le plus récent du massif central, à peine sept mille ans, à l’époque du climat tempéré déjà bien installé de l’holocène. Je le contourne par une petite route en forte montée. Arrivée en haut du cratère qui surplombe les eaux bleu sombre du lac méromictique, la petite route se lance à l’horizon vers le Cézallier. J’ai plusieurs fois dormi dans ces parages, et elle m’a toujours fait rêver. La Grande traversée du massif central passe aussi près de là. Je me souviens qu’elle longe par des sentiers en dévers truffés de mottes d’herbe les tourbières aux parages de La Godivelle. Comme il y a très peu de voitures et que je n’ai pas les pneumatiques et le chargement les plus adapté pour cette partie, je préfère rester sur la route malgré l’attrait du lac de Montcineyre et de son vigilant gardien.
Passée une forêt de résineux à ma droite, les estives ne tardent pas à remplir l’horizon, couvrant des reliefs doux parfois parsemés de combes et de tourbières. Je passe devant le lac de Bourdouze. Certains champs sont en train d’être fauchés, d’autres sont encore pleins de graminées. Des troupeaux de Salers se régalent paisiblement. Au delà de Boutaresse, je rentre dans la vallée que je souhaitais atteindre. L’herbe s’étend à perte de vue, avec des variations de couleurs créés par les ombres des nuages et du relief. La lumière de fin d’après-midi magnifie les ondulations des prairies.
Au fil de la journée, j’ai discuté avec une cycliste dans une montée, une dame qui s’est installée à ma table au lac Pavin, un couple de motard à une table de buvette champêtre, un ouvrier bulgare qui gardait au frais d’une fontaine une bouteille de coca cola, et un autre bikepacker pressé en route sur la Sea to peak. J’ai regardé ce mangeur de gravier filer sur le chemin où je m’étais arrêté pour prendre des photos. Chaleur et vélo chargé, je ne parcours pas de mon côté de grandes distances, mais tout de même plus que mon impression du moment : 62 km et 1200m de d+ la première demi-journée, 78 km et 1300 de d+ la seconde, puis 40 km de descente pour rentrer à la gare d’Issoire. Cette mise en jambe me convient très bien, ne souhaitant pas trop m’éloigner de Clermont-Ferrand. Les cyclistes préfèrent souvent se rêver cheval de course que cheval de trait.
j’ai passé la fin du col des goules et du col de la Moreno, le col de Guéry, le col de Diane, le col de la Chaumoune, le col de la Volpière, le col de Chamauroux, le col de Vestazoux. Je n’ai pas assez bu les deux jours, par des concours de circonstances. J’ai essayé de ne pas trop forcer dans les montées au soleil. Un plus grand pignon de 34 ne m’aurait pas déplu. Les pneus n’accrochent pas sur les chemins en montée, aussi je n’ai pas insisté sur le chemin de la Gtmc menant au Pradier, préférant redescendre pour aller découvrir le joli col de Vestazoux qui m’avait tenté à son embranchement. Pour dormir, j’ai finalement trouvé un chemin herbeux en fond de vallon, emprunté par le circuit du tour des vaches rouges.
Aux menus, j’ai donc mangé un bleu que je ne connaissais pas, l’empereur, du saucisson de montagne, du pain local, une bière locale, un flan aux myrtilles j’espère locales, des pains aux raisins et chaussons aux pomme, une part de pizza de boulangerie, des nouilles thaïlandaises, des rillettes, des tomates, du riz au lait.
Gard, Drôme, Ardèche, Haute-Loire
Partant avec cette fois la tente dans une sacoche pour réserver le dessus du porte bagage à une sacoche glacière bien pratique comme garde-manger, je prends le train le cévenol. Parmi les vélos accrochés, un jeune voyageur utilise une vieille sacoche de livreur de repas par plate-forme fixée sur son porte-bagage avec des tendeurs et un panier à l’avant. C’est la première fois que je vois cela. Les livreurs ubérisés se transformeront-ils en voyageurs à vélo ?
Je décide en route de descendre avant Alès, à Chambaurigaud. Devant la gare, des ouvriers sur un banc parlent du loup et des chiens errants que l’on confond avec lui. Après être passé sous l’immense viaduc ferroviaire, je descends la vallée du Puech puis de la Cèze. Les roches sont ocres, oxydées. Des hameaux sont entourés de jardins en terrasse sur des murs de pierres sèches, les faïsses, millénaires. La révolution industrielle a fait une entrée plus fracassante par le train et s’en est allée aussi vite : un siècle d’industrie minière a marqué la vallée de cette région houillère des Cévennes. Plusieurs puits de charbons existaient à Molière, dont un de 750m, et à Bessèges (où du fer était aussi extrait). C’est là qu’a eu lieu en en 1861 la plus grande catastrophe minière de la région à la suite d’orages : 106 mineurs ont perdu la vie, coincés ou noyés dans des puits effondrés et inondés par la Cèze et ses affluents. Les crues et inondations récurrentes de la Cèze au cours des siècles précédents étaient connues. Les exploitants n’en avaient pas tenu compte dans la construction des puits. Qui aurait pu prédire ? [2] D’autres lieux des Cevennes sont eux encore pollués aux métaux lourds, catastrophe cette fois lente et invisible.
J’arrive ensuite à Saint-Ambroix.
Je traverse la plaine où je croise une ancienne magnanerie.
De là, je rends visite au village de D’espinassous. Il surplombe la plaine de la Cèze, à flanc de garrigues calcaires. Les collines sont parsemées de grottes, utilisées jadis par les camisards du Désert. Le touriste cévenol apprécié du lectorat du Cycliste avait créé à son entrée un parc avec des espèces exotiques, dont il ne reste plus que quelques arbres et bambous à côté de l’imposante et austère maison de pierre. Les journées d’été, tous les habitants profitaient de l’ombre des frondaisons de part en part de la route. Je regarde la porte d’entrée d’où il partait en excursion sur sa bicyclette Gladiator à deux vitesses système « de Vivie ». Après avoir bu abondamment à la fontaine du village, je cherche ensuite l’ancien cimetière protestant situé en hauteur, de l’autre côté du bourg médiéval. La tombe de son épouse, décédée bien avant lui, est désormais le siège d’un cèdre majestueux aujourd’hui centenaire. Il a débordé le lit de la tombe en fer forgé. Une volonté existe-t-elle quant à son emplacement ? Ce cimetière avait été abandonné dans les années 1930 suite à des inondations. Aujourd’hui, il est dédié à l’art et à la contemplation. Je ne sais pas où est enterré D’Espinassous. Quelle importance en protestantisme ? Je pose la main sur l’arbre. Je profite de son ombre. Je redescends par les ruelles du village. Un chat se glisse dans un soupirail.
Puis je file vers la vallée du Rhône d’abord le long de la Cèze puis par Saint-Martin d’Ardèche. Le Mont Ventoux se détache au loin. Je remarque qu’une fontaine qui coulaient autrefois en continu est maintenant coupée, avec un robinet pressoir à côté. Je m’en réjouis car j’avais gardé un mauvais souvenir de l’abondance de guêpes à mon dernier passage. Il s’agit sans doute d’une question de gestion de l’eau et des nappes phréatiques aussi. Sur la via Rhona, je discute avec un vendeur-réparateur de vélo en train de fermer sa boutique. Il trouve joli mon montage et le suppose à raison confortable. Je remonte la piste jusqu’au pont suspendu de Donzère, l’un des premiers établis sur le Rhône en 1847 selon la méthode Seguin, plusieurs fois reconstruit après des destructions naturelles ou humaines. Un mistral constant m’a bien fatigué, rompu, moulu ; il est ici à son acmé. S’il n’avait pas été là, j’aurais emprunté le chemin des troupeaux de moutons remontant autrefois de la Crau vers les estives du Vercors ou des Alpes, au bas des falaises du Robinet. Espérant un vent moins violent à l’abri d’une colline, je gagne plutôt le village. Après avoir fait le plein d’eau à une fontaine que connaissait Vélocio, je reprends la route. La longue ligne droite ne connaît aucun bas côté. Je suis frôlé. Fatigué, pas assez confiant dans mon éclairage, effrayé par la vitesse et l’éblouissement des phares de voiture, je prends le premier chemin à ma droite. Je dors dans une lande arborée, paysage semi-ouvert à l’herbe très sèche, peu loin de l’autoroute et de sites d’entreprises. Je n’utilise pas le réchaud et je n’ai pas grand chose à manger. Avec la chaleur je n’ai pas très faim, et le sommeil me prend rapidement, seulement troublé par une visite de sangliers probablement ; ils s’éloignent une fois la lumière allumée en sursaut.
Je finis le matin mon étape prévue, toujours avec du vent. J’aurai été à l’abri seulement sur les voies vertes avec de la végétation, mais quel calvaire sinon sur les routes où l’on est frôlé de près. Heureusement le poids du vélo chargé stabilise sa trajectoire lorsque un camion crée des turbulences. Il me faut attendre longtemps au stop avant de traverser la très large nationale 7. Je petit déjeune sur la place de Malataverne, après être passé à l’épicerie. Je rejoins ensuite la piste le long du Jabron. A la Bégude, je m’arrête au marché et prends du picodon.
Après m’être reposé de la chaleur et des efforts quelques jours au frais, je rejoins à nouveau la via rhona toujours sous une chaleur étouffante. J’aperçois les carrières calcaires de Cruas à flanc des collines ardéchoises. L’extraction industrielle de ciment et de chaux date du milieu du 19e siècle, bénéficiant à l’époque à la fois du P.L.M et du Rhône comme moyens de transport. Le charbon nécessaire aux fours provenait de Monceaux-les-mines, du Gard et de La Mure. Les commandes liés au creusement du canal de Suez provoquera l’essor de l’entreprise Lafarge. La carrière est toujours en activité, seule production de chaux localisée aujourd’hui en France. Un peu plus loin, le passage de La Coucourde coincée entre l’autoroute et la nationale 7 se fait dans les bouchons. C’est la première fois que je passe là à vélo, un vrai sentiment d’étrangeté et de découverte malgré des centaines de traversées en train ou en voiture. Après avoir traversé la nationale 7, je me retrouve sur un chemin et j’apprécie un passage ombragée par une voûte de bambous. Par un sentiers qui longe la voie ferrée, je rejoins une route enfin calme. Plus loin, je rejoins la voie voie verte. Le vent est tombé, c’est très roulant. Je remonte côté Drôme, traverse par un pont suspendu du côté de la Voulte où je me ravitaille dans une boucherie, puis je m’arrête à Saint-Laurent-du-Pape à un camping. Plusieurs tentes de cyclotouristes se dressent dans le coin des excursionnistes, les seules au milieu des bungalows. Je mange du taboulé et un sandwich au jambon cru.
Le lendemain, je souhaite monter jusqu’à Mars par la dolce via le long de l’Eyrieux.
Je passe près d’Intres. Je me rappelle que D’Espinassous est passé par là au début du 20e siècle. Parti d’Avignon avec un ami au rythme plus lent que lui, ils échouèrent à la Voulte. Le lendemain, ils allèrent vers Saint-Agrève. La ligne de chemin de fer était toute récente dans la vallée de l’Eryeux. D’Espinassous se fit même livrer par ce train deux colis au Cheylard pour y déjeuner !
« Enfin, à 11 heures — nous avions mis 5 heures à faire 50 kilomètres — nous étions en vue du Cheylard et mon ami poussa un soupir de soulagement non affecté.
— Il était temps d’arriver, me dit-il, je commençais à défaillir. Jamais, je crois, je n’ai eu aussi faim. À propos, et votre déjeuner champêtre, où le pêcherez-vous ? Ce n’est pas, je suppose, avec le chocolat ou le sucre que contient votre sac que vous avez la prétention de nous faire déjeuner ? Et, comme je doute fortement de vos talents d’improvisateur, je pense que ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’aller tout bonnement à l’hôtel.
— Vous avez tort de douter. Allons, je vous prie, à la gare.
Nous nous dirigeâmes vers la gare, où on nous remit deux colis postaux arrivés la veille de Montélimar à mon adresse. Nous les attachâmes sur nos bicyclettes.
— Je connais, lui dis-je, un coin charmant sur la route de Mézilhac, au sortir du village, après un petit pont. Une prairie descend en pente rapide vers un torrent et il y a des châtaigniers ombreux de l’autre côté du chemin. Nous y serons fort bien. Et chargés de nos bourriches qui donnaient à nos montures un aspect peu esthétique, nous traversâmes le Cheylard ; aussitôt à l’endroit choisi, nous déballâmes nos provisions. »
Après une discussion sur la réincarnation et le tourisme, le rythme plus lent de son compagnon leur fit prendre le train à Intres pour Tence.
Je mange de mon côté des sardines, du pain et du fromage sur une table en bois, quand un cycliste vient discuter curieux de ma machine. A la suite d’une aventure originale, il monte lui une randonneuse Meral qui l’a accompagné à de nombreux endroits depuis des dizaines d’années. Comme lui, le seul vélo neuf que j’ai eu adulte s’est fait volé au bout de quelques semaines. Aussi je n’ai que des vieux vélos, d’autant que j’ai appris mes premiers gestes mécaniques dans une association d’auto-réparation en bas des pentes de la X-rousse, avec cette culture de la retape et des vieilles pièces. Je sais maintenant par mes lectures que Vélocio, apôtre du cyclotourisme et de la Poly, marchand de vélo à Saint-Étienne, aimait particulièrement piocher dans son tas de ferraille des vieilles machines et les modifier selon son goût du jour pour en faire des vélos arlequins. Autre découverte, un des premiers à avoir sans doute fait du cyclocamping en France avec une bicyclette à plusieurs vitesses était un mécanicien américain, William Reyman : il avait modifié une des premières bicyclettes de 1888. En 1897, à l’époque de la course au progrès technique, il donnait déjà l’impression de rouler sur une antiquité rafistolée de seulement dix ans d’âge. S’il avait la prétention de faire le tour du monde, il passait plus pour un vagabond-clochard aux yeux de la bourgeoisie cycliste de l’époque, peut-être à cause d’une légère propension à la mythomanie inspirée des récits d’aventures publiés dans la presse de voyage. Pourtant il avait bien côtoyé les « native americans » avec qui il est dit qu’il avait toujours été en bon rapport par la connaissance de leurs coutumes. Sans doute avait-il beaucoup appris de ces autres manières de rêver et de vivre, comme d’ailleurs le fondateur « officiel » du cyclo-camping, Thomas H. Holding, qui enfant avait traversé l’Amérique en caravane de chariots aller et retour. Ce dernier avait écrit après ses premières expériences de cannoying et de cyclo-camping un guide pour coudre soi-même tente wigwam et sacoches ! Curieux paradoxe de la bicyclette aujourd’hui vue comme écologique : elle est la fille improbable du 19e siècle, liée aux villes sidérurgiques comme Coventry, Boston, ou Saint-Étienne, liée aux usines d’armes et de machines à coudre. Elle participe à l’élan de la seconde révolution industrielle, elle facilite l’essor de l’automobile et de l’aviation. Elle sert dès ses débuts aux urbains pour fuir la ville industrielle et retrouver un contact avec la nature. Elle apparaît l’année où Géronimo se rend.
Je m’arrête plus haut à la gare du Cheylard. Elle est transformée aujourd’hui en halte vélo, avec des tables de bois ombragées et un point outils avec une pompe à air. Je refais la pression de mes pneus ballons. Je prends mon temps car la chaleur me pèse en ce début d’après-midi. Un autre cycliste s’arrête. Nous roulons à peu près à la même vitesse depuis ce matin, lui est en électrique et en habits du quotidien, jean-chemise. Nous nous dépassons et rattrapons souvent au gré des pauses de l’un ou de l’autre. Comme nous n’avons pas engagé la conversation les premières fois, nous gardons encore notre réserve et notre distance. D’autant qu’il lit pour l’instant. Mais il sera mon compagnon silencieux d’ascension de ces 70 km. Il me rassure sur la régularité de mon rythme !
J’hésite sur ma route et choisis de continuer vers Saint-Agrève, ayant déjà pris la route de Mézillac la dernière fois que je suis passé par là. Au moment de partir, j’aperçois une petite épicerie et je prolonge ma pause par une dégustation de glace sur une placette munie de trois bancs sous un arbre.
La vallée de l’Eyrieux était aussi très appréciée par l’école stéphanoise et Vélocio :
EXCURSIONS DU “CYCLISTE”, 15 MAI, 1927
« Chose bizarre quand, au cours d’une randonnée, j’ai perdu du temps involontairement comme aujourd’hui, je ne demande ensuite qu’à en perdre davantage. Ainsi mon intention n’était pas de déjeuner à Saint-Agrève, puisque je venais de manger, mais, pendant que je réparais, l’envie me vint d’un bon café au lait et d’une flânerie agréable qui effaçât de mon esprit l’impression fâcheuse de cette halte forcée. Et je perdis encore à bavarder 45 minutes dans un petit restaurant où je suis bien traité à des prix honnêtes, alors que les hôtels où nous descendions autrefois dans cette bourgade devenue centre important de villégiature, font payer fort cher leurs moindres services. Pain, café et lait furent excellents, et je fis là un plein qui devait m’amener à plus de 50 km. Je ne repartis qu’à 10 heures, la brume laissait à peine entrevoir le Gerbier, le Mézenc et les autres hauts sommets que des bandeaux de neige ceinturaient encore. À 11 h. 15 j’étais au Cheylard : je n’étais pas allé vite, malgré les sollicitations de mes Ballons, à qui sans doute l’inexprimable beauté de la vallée haute de l’Eyrieux à cette époque de l’année a été indifférente. Il y avait, pourtant de quoi éveiller ce jour-là l’attention des plus blasés, tant le soleil ajoutait de charme par ses effets d’ombre et de lumière, à un paysage que je connais par cœur et auquel je trouve toujours un nouvel attrait. Au départ, verdure tendre, genêts en boutons, fleurs rares, c’est encore le printemps. Mais la gorge se creuse rapidement ; par deux fois la route s’en éloigne et va se perdre à droite dans des montagnes arides, pelées, rocailleuses, pour franchir deux ruisseaux importants ; quand elle revient au-dessus de l’Eyrieux qu’un viaduc traverse près de là en rejetant définitivement la voie ferrée sur la rive gauche, décor nouveau. Des genêts couverts d’or se dégage un parfum capiteux, les prairies sont émaillées de fleurs multicolores, les feuilles d’un vert dur jettent une ombre épaisse sur le sol, c’est l’été. Ce matin, dans nos montagnes, c’était l’hiver ! En quelques heures j’ai vécu trois saisons ! Ici la chaleur est déjà trop forte ; je ne tarderai pas à la trouver excessive. Saint-Julien, Saint-Martin-de-Valamas défilent ; je me rapproche de la rivière qui n’est plus un torrent resserré dans une gorge étroite, mais qui a élargi son lit parmi des roches et des galets blancs au milieu d’un vallon fertile. Je la traverse au Cheylard et je m’élève pendant dix kilomètres en rampe douce d’abord et qui va s’accentuant à mesure qu’on s’en approche, jusqu’aux Nonières, village à cheval sur la crête où je croise la route de Saint-Agrève à Vernoux, que j’ai suivie un jour et qui m’a laissé le souvenir d’un tracé en montagne russe, d’un sol très mauvais et de masures misérables. Peut-être tout cela a-t-il changé, grâce à l’aisance qui, depuis la guerre, s’est répandue dans les campagnes. Je montais ce jour-là, c’était en 1904, une Lévo, et j’appréciai beaucoup les avantages que me donnaient, pour venir à bout d’une route aussi mal tracée, ses multiples développements et la variation d’amplitude des pédalées.
Bien différente est la route que je suis aujourd’hui. Du Cheylard à Lamastre, je me promène dans un parc verdoyant et convenablement boisé ; je cycle une avenue dont les sinuosités gravissent sans la moindre contre-pente une montagne assez élevée et me ramènent sans descente dangereuse à Lamastre où je retrouve l’altitude du Cheylard. L’eau y est abondante et je note avec plaisir des fontaines disposées, çà et là, sur le bord de la route pour le bien des passants. On ne saurait trop louer ceux qui installèrent ces fontaines et souhaiter qu’on les entretienne et qu’on en crée de nouvelles. »
Vélocio, « Excursions du “Cycliste” (15 mai). Saint-Agrève, Le Cheylard, Lamastre, La Louvesc, Saint- Étienne », Le Cycliste, juillet-août 1927
Les fontaines, les toilettes même et les tables sont aujourd’hui nombreuses le long de la piste de l’Eyrieux. Voilà un vœu de Vélocio comblé ! En hauteur, la piste traverse des forêts et bénéficie enfin d’ombre.
Camping encore à Mars, puis montée au col de la croix de Peccata juste avant Les Estables. C’est la première fois que j’y passe : je comprends pourquoi à la météo la neige y est fréquente en hiver.
Un rallye de voiture a lieu en contre-bas. Je ne m’y attarde pas, d’autant que j’espère prendre un train au Puy.
Longue descente ensuite jusqu’à cette curieuse ville. Mon pneu se dégonfle à moins de 3 km de la gare, à 40 mn du train. Choix d’une réparation rapide avec une chambre scindée, sans enlever la roue et en sacrifiant l’ancien tube.
Addendum : Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2024 dans la vallée de l’Eyrieux, le barrage de Collanges est vidangé brutalement afin de gagner du volume d’eau pour l’irrigation agricole. Les boues polluées aux métaux lourds (ancienne décharge, industrie) et le manque d’oxygénation de l’eau à cause des sédiments tue la vie de la rivière en aval.
Le 16 octobre, suite à un épisode cévenol, l’Ardèche et l’Eyrieux connaissent des crues d’ampleur.
Modifications
Comme j’avais déjà eu un problème de valve sur une partie roulante lors de la première excursion, je passe sur des pneus marathon mondial. Je lui ajoute des lumières fixes qui serviront pour rouler en ville l’hiver.
Mon banc d’essai pour essayer rapidement mes bidouilles, c’est une petite boucle qui traverse d’anciens jardins ouvriers.
Pendant le premier confinement, notre cercle de 1km était uniquement en ville, et un terrain militaire d’un régiment en diminuait la surface disponible. En déménageant, nous nous réjouissions d’être aussi bien à moins d’1km du centre ville qu’à moins d’1km de verdures .
Un espace de vergers, de jardins, de petits prés, de friches, de broussaille, d’une châtaigneraie, d’une ancienne carrière de pouzzolane, de chemins et de sentiers se déploie sur quelques kilomètres carrés entre une voie de chemin de fer et un modeste relief, le puy de Montaudoux. Les chemins alternent entre terre et pistes de fins cailloux. Ceux qui traversent les jardins et leurs bicoques sont plutôt herbeux. Des ampoules colorées donnent des airs de guinguettes aux possibles apéros de printemps. Quelques cabanons ont des allures de ranch, de western. D’autres sont plus classiques avec des toits de tôles ondulées. L’endroit est fréquenté depuis longtemps puisqu’il a déjà enseveli un amphithéâtre romain. Des voitures en transit essayent de prendre les quelques minuscules routes qui entourent ou traversent cet espace pour contourner les bouchons de la ville. Elles roulent en général trop vite. J’évite de m’y rendre en fin de journée face à ce risque. Un projet de coulée verte le long des rails a déjà germée dans des associations. D’autres s’occupent de jardins partagées. Une ferme urbaine s’est développée il y a peu, tout comme une école de musique. Cet espace se tient sur quatre communes, qui n’en n’ont jamais fait une priorité. Seul un projet routier a motivé autrefois des expropriations, projet abandonné. Le sol est calcaire et pentu, des vergers et de la vigne l’ont longtemps occupé jusqu’à une certaine déprise. Les jardins sont plus récents, avec un travail de la terre qui a été nécessaire. On peut aussi croiser des vaches, des ânes, des brebis, des chevaux, des poules la journée. Des chevreuils, des blaireaux, des renards sortent la nuit. Les barrières entre parcelles sont multiples : grillages de toutes sortes, barbelés, branchages tressés, haies, barrière de bois. Les jardins associatifs offrent des superpositions luxuriantes de végétaux et de tuteurs de formes variées. Dans le sens de la pente, la vue donne sur la ville toute proche, des reliefs environnants comme Gergovie, et le plus lointain massif du Livradois-Forez. A 2 km en centre-ville, un learning center ultramoderne a ouvert. La potentialité d’apprentissage de la colline est elle aussi énorme.
Saône et vendanges
Je pars dans cette configuration aux vendanges dans le Beaujolais. Je prends mes sacoches Ortlieb cette fois, et des sacs de compression pour diminuer le volume des vêtements. La tente repose à nouveau sur le porte-bagage. La météo s’annonce froide et humide, je pars très chargé en habits pour pouvoir me changer à volonté. Lesquels ?
Dans les formations gestes et postures, il est préférable de mettre parfois un ou deux genoux à terre pour maintenir le dos droit. Il va faire froid. C’est l’occasion d’emmener deux pantalons de travail vieux d’une quinzaine d’année. Ils peuvent être garni aux genoux, sont solides et multipoches. Deux tee shirts de mes premières vendanges, celui de 1997 et 2000 seront aussi du voyage. Tachés par des batailles de vin ou de raisin, il n’y a bien que là que je peux les porter, leur donnant toute leur valeur, un quart de siècle plus tard. J’embarque aussi une vieille veste technique assez chaude, gardée elle aussi d’un ancien travail. Contre toute attente, elle me servira le plus !
Les feux me sont utiles pour me rendre à la gare avant l’aube. Je suis surpris par le nombre de cyclistes sans lumière, j’en ai compté 5 sur 7. J’ai préféré prendre le train de 6h pour ne pas être pressé par le temps et aller à mon rythme. J’emprunte une piste cyclable toute récente, née du dernier printemps. Elle est bordée d’arbres et de fleurs par endroit et file en faux-plat descendant presque jusqu’à la gare. Avant, c’était une trois voies à sens unique. Je devais l’utiliser avec parfois appréhension dans un travail à vélo. Des vélorutions avaient ensuite eu lieu au petit matin sur une des voies pour réclamer des aménagements. Elle fut transformée en coronapiste pendant un confinement, dans un seul sens, puis conservée.
Puis après de gros travaux, une piste à double sens s’est concrétisée de l’autre côté. La route est aussi devenue un double sens. Les joggers utilisent maintenant les trottoirs, qui sont devenus agréables.
Je fais donc les deux tiers du parcours en sécurité. Je suis à l’heure. Le train n’est pas bondé.
Arrivé à Perrache, j’oublie un bidon dans le wagon. Lorsque je retourne le chercher, je l’aperçois au sol sous un siège, mais le train est fermé, aucun agent à proximité. Je tente ma chance auprès d’autres agents dans un couloir, ils s’occupent des tgv mais pas des ter, bye bye. Dommage, c’était un cadeau ramené de Détroit par un ami. Je me fais une raison et espère qu’il fera le plaisir de quelqu’un d’autre. C’est la suite de son voyage, en passant peut-être par les objets perdus.
Je sors de la gare côté cours Charlemagne. La gare et surtout les aménagements routiers avaient à la fin du 20e siècle coupé la presqu’île en deux, isolant et délaissant ce quartier de bout de fleuves. Je l’ai arpenté à l’occasion de différents jobs, surtout à vélo, parfois à pied ou en camion. Je me rappelle d’une mission où nous devions avec une amie coller des affiches désuètes de boogie-woogie sur les vitrines du quartier. Nous ne les dévoilions qu’aux derniers moments. Dans une rue quelconque aux façades malmenées, nous étions tombés en pleine après-midi sur un bar-tabac terriblement vivant et chaleureux. Existe-il toujours ? Je me souviens aussi d’avoir visité une colocation de musiciens d’un groupe, le séjour était un oasis musical rempli de 33 tours. Je n’ai découvert qu’ensuite le groupe dans lequel ils jouaient, l’un de mes favoris aujord’hui. Le quartier a complètement changé depuis, en même temps que la construction du musée des confluences à son extrémité entre Rhône et Saône. J’avais pu aller sur le chantier porté un pli alors qu’il n’était qu’un champ de tas de terre, d’excavations boueuses et d’algecos. L’avenue principale qui traversait le bout de la presqu’île était alors bordée de camionnettes de prostituées. Des bâtiments high tech, des bureaux et des centre commerciaux ont poussé de terre depuis et les ont remplacées. Plus près de la gare, la prison s’est transformée en université privée, conservant l’étoile panoptique comme structure, s’ouvrant par des verrières sur une grande place. Jadis on pouvait être surpris par les cris provenant d’un quai de la gare pour communiquer avec les prisonniers aux fenêtres. J’avais pu suivre la destruction des pans de cellules par des engins de chantier simultanée à la conservation des arches. Les quais côté Saône ont gagné une vocation de flânerie et de détente où sortir dans des lieux branchés ou visiter de l’art contemporain. Côté Rhône, l’autoroute reste encore souveraine.
J’avais pu assister un matin à la pose du tablier du pont Raymond Barre, qui relie le parc de Gerland au musée des confluences. Au bout de la presqu’île, les cyclistes ont gagnés aussi le droit de traverser le pont de la Mulatière en sécurité. Un peu en aval, une passerelle piétonne traverse l’autoroute pour accéder à un bassin de joute complètement isolé en bord de fleuve par le monstre de béton. La qualité de l’eau du Rhône s’est fortement améliorée depuis le fleuve égout de la fin du 20e siècle, jusqu’à pouvoir autoriser la baignade. La chaîne alimentaire reste néanmoins polluée au long cours par les pcb, bien que de manière moindre qu’au tournant des 20e et 21 siècle. En 2005, un pêcheur professionnel curieux, dont on pouvait voir la péniche au cœur de Lyon, avait fait analyser deux brèmes par les services vétérinaires. Les taux retrouvés ont mené aux interdictions de consommation, encore présentes sur les espèces aux modes de vie proche des sédiments.
A Perrache, un large passage cyclable et piétons, éclairé et décoré, traverse la gare, facilitant les échanges. Il prend la place d’une ancienne trémie routière bordée alors d’une piste sombre et lugubre aux odeurs de pisse. Les naufragés urbains accrochent maintenant leur campement de fortune près des piliers de la gare, côté Carnot.
Je mange un sandwich à Bellecour, passe aux Terreaux voir la statue Bartholdi rénovée , puis remonte tranquillement la Saône.
Lors de mes premiers voyages à vélo, nous avions avec un ami préféré après quelques dizaines de kilomètres prendre le train pour se rendre à Dijon, dépités par la dangerosité des routes à forte circulation sur ce tronçon. Aujourd’hui la sortie de Lyon puis la remontée de la Saône se fait en toute sécurité par les voies lyonnaises puis par la Voie Bleue que je rejoins à Neuville-sur-Saône. Le revêtement de la piste est souvent en stabilisé non lié, agréable au roulage, mais critiqué car il est vite emporté par les crues ou les orages. Son apparence écologique n’est qu’un leurre par rapport aux revêtements enrobés.
Les berges de la Saône sont une succession de guinguettes, de pontons, de peupliers, de saules et d’aulnes, de nénuphars et de roseaux, de prairies, avec parfois sur l’autre rive le dévoilement de belles maisons bourgeoises. La renouée du Japon n’a pas tout envahi comme en bordure de l’Allier. La piste ne s’éloigne jamais beaucoup de la rivière, ce qui permet de suivre les péniches, d’observer des hérons ou des pêcheurs paisiblement installés, parfois avec une tente et tout un attirail. La Saône a été la première rivière à héberger un monstre d’eau douce, sujet de maintes rumeurs à son arrivée à la fin du 20e siècle : l’immense silure glane, d’abord surnommé « les dents de la Saône » dans la presse et ses faits divers. Les profondes tranchées d’extraction de granulats ont favorisés son installation. L’interdiction de le consommer à cause des PCB lui a enlever son seul prédateur.
Le café vélo de Trevoux est fermé ce jour là. Je passe pour la cinquième fois. J’y ai déjà de très bons souvenirs vélocipédiques : j’ai déjà pu y voir Antonin Rolland essayer une réplique de la première draisienne et j’y ai exposé des archives au forum du voyage à vélo au printemps. A Belleville sur Saône, après quelques ronds-points, je prends la véloroute du Beaujolais puis des petites routes à travers le vignoble, indiquées par une signalisation vélo. Bientôt l’émotion des premiers ceps et des équipes de vendangeurs me parcoure l’échine. Que les grappes me paraissent basses ! Je savoure les derniers instants d’absence de tensions dans le bas du dos. J’aperçois aussi une machine à vendanger, dont nous entendions la rumeur à la fin du 20e siècle. A vélo, je fais le lien entre les différents villages et reliefs qui n’existaient que séparés par des trajets en voiture dans ma mémoire géographique. Je me rapproche finalement assez vite et fais une petite pause à Villiers-Morgon. Je reconnais à partir de là les lieux. A gauche le chemin que nous empruntions à pied la nuit pour nous rendre ou revenir du bar très animé en période de vendanges. Plus loin des virages et carrefours que je reconnais. Je suis bien accueilli à mon arrivée, par des visages et des voix connues. Je peux poser ma tente dans le coin camping-car du Domaine que je découvre. En m’y rendant, je reconnais les escaliers, la cour du châteaux, les odeurs de raisin.
Le matin, les bruits des sceaux poussés sur le sol, le frémissement des feuilles écartées, le bruit sourd des grappes tombant sur le plastique, les pas des jarlots et leurs chuchotements des prénoms tissent une ambiance singulière. Cette année les premières journées sont froides et pluvieuses, puis un vent du nord inhabituel balaie la vigne et les nuages. En Europe centrale des inondations ont lieu. A Lyon les moyennes de températures sont les plus froides depuis un siècle. Dans les vignes, le vent hache et emporte les conservations et la musique, les fractionne, les faits virevolter. Le dos tire. Parfois en se baissant près des lignes torsadées d’un cep, la mémoire ressuscite l’écho des rires et les chants des absents. A chaque cep il faut bien se baisser. Parfois un genou ou deux à terre sont agréables, parfois le sol n’est pas assez confortable. Parfois être accroupi les talons d’Achille étirés les pieds légèrement écartés détendent le corps et l’esprit. Quand la fatigue éloigne les postures près du sol qui demandent aussi de se relever, les fentes avec un soutien du coude sur une cuisse sont ma solution de secours. Parfois l’abondance de feuille donne l’impression de plonger au coeur du cep. Tout s’enchaîne assez vite. Une mante religieuse est dérangée et court sur son tapis d’herbe. A la fin d’une rangée, l’attaque écartée d’un loup en pleine nuit sur un troupeau m’est racontée par un vendangeur qui avait passé quelques temps avec un berger dans les Alpes du Sud juste auparavant. Enfin le dernier jour, un temps idéal sur une vigne surplombant la vallée de la Saône nous apporte la récompense du travail en plein air. À la pause, les yeux sont humides dans l’air frais. Nous avons été un groupe. Nous mangeons des pâtes bolognaises maisons, des tomates farcies, du poisson, des quenelles, de la blanquette de veau, du bœuf bourguignon, du couscous, de la pizza-maison, des crêpes à la béchamel, de la tartiflette, des salades diverses et variées, et au casse croûte du matin du chocolat, du lard chaud, du fromage, et de la rosette. Je n’ai plus vingt ans ni trente ans, et je me retire tôt sous ma toile, poussé par la fraîcheur de la météo. Mon vélo vit lui toutes les soirées des plus jeunes dans la « discothèque », pendant que je dors d’un sommeil que j’espère réparateur au son des grillons ou du vent. Je n’ai pas de problème de froid, peut-être parce que ma tente est exposé au soleil l’après-midi et en garde un peu la nuit.
Si le vent est froid, le soleil de septembre est bien là. Dans le camion, la suée est parfois inévitable. Des vendangeurs nous raconte les 40 à l’ombre de l’année précédente, le décalage des horaires, l’eau en abondance. Même pendant la canicule de 2003, je n’ai jamais connu des chaleurs aussi intenses. Des récoltes précédentes ont été aussi gachées par la grêle et même une tempête. Chaque année est différente, de plus en plus.
Le lendemain du dernier jour de travail, je pars vers les 14h00. Mon vélo s’est alourdi de trois bouteilles de vins. J’ai un peu d’appréhension sur ma forme, heureusement le parcours s’annonce facile avec une très beau temps. A trévoux, je croise un bikepacker longue distance qui en prend en photo la même péniche que moi, nommée Mistral. Nous allons faire une pause rapide au café vélo La roue libre de Trévoux, puis je me cale sur son rythme, ce qui va me permettre d’espérer prendre le train de 19h20. Lui souhaite passer Lyon. N. est étonné que mon vélo roule aussi bien sur la piste. Vu l’inertie que lui confère son poids, je suis moins surpris. Je décroche sur les petites montées ou les relances, mais l’ensemble du parcours est du plat légèrement descendant au fil de la Saône. Après avoir discuté côte à côte, nous filons en relais à cause d’un lèger vent de face. L’entrée dans Lyon soleil dans les yeux demande plus d’attention. Je n’ai plus d’eau et commence à fatiguer d’autant que les relances au gré du trafic et des aménagements se font plus nombreuses. Après une pause où N. commence à discuter avec un autre cycliste, je lui fais mes adieux espérant avoir mon train. Je négocie bien un carrefour que je trouve chaque fois compliqué puis roule au rythme des cyclistes urbains. Je rejoins la presqu’île par le pont de Saint-Gorges, Perrache par les petites rues dont une pavée, me dirige droit sur l’ascenseur, je trottine ensuite dans les allées, prends mon billets à la machine, descends les escaliers, et cours encore sur le quai jusqu’au wagon vélo. La contrôleuse m’attend avant de lancer le départ. Quel timing après ces 30 km à très bon rythme ! Cette année, c’est la troisième fois qu’après une journée de vélo et ses aléas j’arrive à la minute près. Une fois à l’heure pour une projection-de cinéma après 115 km dans les baronnies et une descente sous la pluie à la nuit tombante à Saint Saturnin les Apts. Une autre fois juste avant la fermeture du camping de Pernes les fontaines après cent km et une journée d’orages et de vent de face.
J’ai soif tout au long du trajet ferroviaire, allongé de 50 mn. A l’arrivée, je suis surpris par une légère pluie. Je prends le temps de m’hydrater avec une petite bouteille de boisson au thé prise en machine. Je sors l’imperméable et allume mes lumières. La bruine n’est pas désagréable. Elle m’accompagne dans une atmosphère ouaté et scintillante jusqu’à mon foyer, humidifiant mes lèvres, lavant la peau du visage de la sueur du jour.
Je m’aperçois que j’ai oublié de parler du vélo. Un bon vélo de voyage est un vélo qui se fait oublier, comme des chaussures de marche. Qui file sans bruit. Ni pannes ni chutes ni soucis ni irritations ni douleur ni crispations ni trépidations extrêmes ni tensions de la nuque ou des poignets ni fourmillements ni jeu dans la direction ni dans le pédalier ni énervement ni crissements ni grincements ni frottements ni aboiements. Souvent d’ailleurs, si les paysages reviennent facilement, il faut chercher un peu dans les souvenirs pour se rappeler quel vélo on avait, et les pannes et les courses poursuites de chiens nous y aident. Je dirai donc : c’était une bicyclette tout terrain fin-de-siècle, avec des manettes de changements de vitesses agréables au touché.
Notes
[1] Ces dispositifs avaient déjà bel et bien déjà existé au 19e siècle, les suspensions sur le cadre et la fourche juste avant l’apparition du pneumatique en 1888, les cadres slooping sur les premiers cadres diamants Humber de 1890.
[2] ‘‘Mourir pour les Houillères’’, livre de Bernard Collonges (Éditions de La Fenestrelle 2017
De quoi rendre hommage à la Petite Reine et aux paysages arpentés à la force des mollets et de la mémoire. L’art de voyager en bagage léger est aussi quelque chose de fascinant. Une prouesse très masculine avant les vélos électriques.
Majoritairement, mais jamais exclusivement. Un récit au féminin de 1929 Randonnée à travers la France, Régina Gambier