Elle se doutait bien qu’un jour elle devrait raconter, mais elle ne s’y était pas vraiment préparée. Et maintenant, elle ne sait pas par où commencer. Inviter les auditeurs, trouver un lieu, le bon moment… Rassembler le matériau, l’ordonner… Tout lui semble à la fois essentiel et insignifiant. Pourtant, elle le sait, le cadre, c’est très important dans une histoire. Une chambre ou un jardin, un cimetière ou une bibliothèque, son salon, une aire d’autoroute… On n’y tisse pas les mêmes récits.
Pour parler d’un voyage, une gare ou même un train ou un bus pourraient faire l’affaire. Pourquoi pas le bus qui va la conduire de nouveau en Pologne dans quelques semaines ? C’est un lieu clos, dans lequel elle restera enfermée plus de 24 heures avec des auditeurs eux aussi captifs et entretenant nécessairement des liens avec ce pays, déjà denses ou en devenir. Les récits des uns et des autres pourraient s’entremêler. Pour peu qu’il y ait une panne, la situation pourrait se prolonger et l’ennui, la peur peut-être aussi, favoriser et justifier les échanges. Ce serait un nouvel Heptaméron, avec des histoires de curés polonais, des amours transfrontalières, des aventures d’exil et des échanges de conseils touristiques… Mais dans ce bus, elle ne pourrait pas apporter tous ses rêves, tous ses souvenirs. Le lieu supposait d’emblée l’abandon d’une grande partie de son matériau et elle n’y était pas prête, après toutes ces années de compilation. Il fallait un endroit plus vaste. Un musée où tout étaler et réorganiser, avec des réserves pour archiver ce qu’on sortirait plus tard, quand ce serait le moment. Toutefois, c’est un peu froid un musée. Et un peu prétentieux. Elle aimerait un lieu confortable, où les invités pourraient s’installer et repartir quand ils le souhaiteraient, accessible à un public d’inconnus, de passants, suscitant à la fois une parole intime et des résonances universelles, comme un salon aux murs de velours ouvert sur une terrasse face à la mer, à laquelle seraient suspendues des échelles de lianes. Elle commence à en dessiner les plans. Mais les objets et les couleurs deviennent peu à peu des symboles, ils étouffent les souvenirs, aspirent les récits dans des directions trop convenues. Elle déchire la feuille et prend le parti, par défaut, du plateau nu. Elle débarrasse la pièce des sièges de bus, arrache la moquette, les poubelles de voyage, le velours au mur, enroule les lianes et les range dans un carton. Elle descend chercher dans sa cave les pots de la peinture qui avait servi à repeindre la porte de son garage. Elle avait renoncé à passer la deuxième couche et, par conséquent, la troisième. Il en reste donc suffisamment pour couvrir les murs, le sol et le plafond. Au bout de quelques heures, tout est beige et vide. On est peut-être maintenant, dans dix ans, trente ans, mille ans ou avant. C’est parfait.
Elle installe quelques chaises et attend. Il ne se passe rien. Elle se demande combien de temps il faut qu’elle attende pour que quelqu’un sonne à la porte. Elle n’a certes prévenu personne, à la fois par peur d’oublier quelqu’un, mais aussi par incapacité de décider à qui elle souhaitait s’adresser. Elle préfére laisser faire le hasard, qui a été dans doute le plus grand acteur de cette histoire jusqu’à présent. Parfois, elle préfère l’appeler destin. Elle aime lui confier son identité. C’est pratique et souvent plus efficace que les projets. Toutefois, cette attente commence à lui peser et à remettre en question son dispositif: et si personne ne s’intéressait à elle et qu’elle finissait là, toute seule sur une chaise au milieu d’une pièce beige, avec des fragments de Pologne mal rangés dans des boîtes sans étiquettes ? Elle se sent comme dans une mauvaise pièce de théâtre, un plagiat de Beckett oublié par un auteur qui aurait finalement décidé d’abandonner l’écriture pour la course à pied ? La nuit est tombée et les murs sont gris. Il faudra bientôt allumer le plafonnier mais elle appréhende l’effet de la lumière artificielle sur la peinture. Elle sait que de la mauvaise pièce de théâtre elle peut basculer en un rien de temps dans la cellule pour patient psychotique. Elle a conscience que son obsession pour un pays dans lequel elle n’a pas posé un pied depuis plus de 20 ans a pris une forme plus pathologique que littéraire. D’ailleurs, ses auditeurs les plus patients et les plus intéressés ont été au cours de ces années ses différents thérapeutes, qu’elle a finalement épuisés un à un sans comprendre de quoi la Pologne était le nom.
C’est une connaissance du quartier qui est passée lui rendre visite la première. Elle ne venait pas pour écouter ses aventures de jeunesse — elle ne savait même pas qu’elle avait vécu à l’étranger — mais pour lui raconter que, suite à une discussion qu’elles avaient eue ensemble devant la pharmacie la semaine précédente, elle avait pris la décision de changer de travail. D’autres personnes sont arrivées : sa fille qui s’est plaint de ne pas trouver de gâteaux pour son goûter, des amis, un ancien voisin de l’époque où elle étudiait à Dijon — c’est lui qui lui avait parlé de la bourse de voyage, dont elle bénéficierait pour son premier séjour à Cracovie —, sa grand-mère revenue sur terre pour l’occasion, d’anciens petits amis, dont un qui répétait sans cesse que cette année en Pologne n’avait rien eu d’exceptionnel, des amants passés présents et à venir, son compagnon (elle adorait se figurer en femme à hommes), des rencontres polonaises qui étaient d’ailleurs les seules à souligner la radicalité de la décoration de sa pièce, quelques écrivains, des professeurs, des inconnus (certains ne l’étaient qu’unilatéralement, elle les connaissait et pas eux ou ils la connaissaient et pas elle ; ces derniers lui permettaient de se projeter dans une célébrité qu’elle faisait mine de mépriser). Elle a déposé les cartons de fragments de Pologne au milieu de la pièce : photographies, affiches, cartes postales, journaux intimes, mémoires universitaires, lettres, mails, poèmes, récits, descriptions, notes de voyages passés et à venir, réels ou imaginaires. À peine commence-t-elle à sortir un élément que plusieurs invités se jettent dessus. Ils lisent ses textes et elle ne reconnait pas ses mots. Ils lui demandent de s’expliquer, cherchent leur nom dans les lettres, diluent l’encre dans leurs postillons. Un homme qu’elle ne connait ou ne reconnait pas tape brusquement du pied. Ce brouhaha, ah ce brouhaha ! Il ne le supporte plus ! Il faut de l’ordre. On va classer, faire des piles. Puis organiser des tours de paroles avec un bâton de parole et un sablier. Mais certains documents n’ont leur place dans aucune pile et l’un défait les piles de l’autre pour suivre une logique bien plus logique. Il y a les thématiques, les structuralistes, les chronologiques, les généticiens, les anarchiques, les musiciens, les férus de narratologie, les minimalistes… Ils s’arrachent des scènes d’exposition et des motifs de fugue, des yeux et des cheveux. Au petit matin, les murs ne sont plus beiges. Certains invités sont encore là, endormis au milieu du carnage. Une jeune fille lui demande si elle sait où on est.
Elle sort de chez elle et ferme la porte doucement, pour ne pas les réveiller, de peur qu’ils inventent de nouveaux récits. En buvant un café, sur une terrasse face à la mer, elle se dit que la prochaine fois, elle choisira mieux le cadre de son histoire.
J’aime, Francesca, cette ambiance de vraisemblance d’un déracinemement qui ne parvient pas d’emblée à se formaliser dans un récit personnel et qui en vient à transiter par le rêve. C’est comme cela que je lis et traduis votre « lieu-clos » qui devient sour votre plume,une tour de Babel celle qui empêche le retour réel qui est pourtant envisagé et imaginé. Je ne peux m’empêcher de penser à Lola Lafon pour laquelle l’écriture a joué le rôle dans son dernier livre Quand tu écouteras cette chanson. https://www.youtube.com/watch?v=Pl6jC7S3H88
Bonjour Marie-Thérèse, merci pour votre commentaire. Excusez-moi de répondre tard, je n’ai pas eu le temps d’aller sur le site de Tiers Livre cette semaine. Je n’ai pas lu le dernier livre de Lola Lafon. J’avais déjà envie de le faire, mais votre message m’a décidée à aller l’acheter! J’avais beaucoup aimé La petite communiste qui ne souriait jamais. Et sa manière de mêler matière documentaire et fiction est une vraie source d’inspiration pour moi. Bonne soirée.