UGO

Il a un visage vieux, une moumoute de Sibérie sur la tête qui le durcit et ses lunettes sont givrées. On monte ensemble à son deuxième étage. Le froid a réduit ses traits comme gelés et rapetissés. Pas engageant du tout. Seule une petite fossette au bout du menton me le rend plus abordable.

Il se regarde dans la longue et étroite glace de son armoire. Il rit, plisse les yeux. Il a une tension de chaque coté des yeux, une tension maligne, comme on dit oh le petit malin à un enfant. Et il parle, parle, ne s’arrête plus, pour me retenir ? Tout à coup il éclate de rire. Ah je suis beau comme ça. Une petite distance est tenue. Ne pas se montrer tout de suite. Il me regarde et son visage devient un livre. Je sens qu’il a beaucoup de choses à me dire.

Il me regarde à la dérobée, il ne surveille pas, il regarde, extrapole ce que je vais dire ou pas, faire ou pas. Son oeil de côté est dérangeant, il me laisse une trace persistante, qui survient souvent, à un moment où il téléphone, quand j’arrive à l’improviste dans une pièce, quand on travaille l’un à coté de l’autre, une façon de m’observer, indirecte, une résistance à ma présence, il a peur d’être surpris, d’être démasqué, de ce qu’il va dire ou de ce que je vais répondre. En lui, quelque chose me regarde. Lui si solide parait démuni. Il est Autre, je suis Autre.

Viens, regarde! Sur la photo qu’il me montre il est assis au bureau d’une salle de classe, pour un sketch lors d’une fête de village. Le cadrage le montre lui et juste un bout de tableau rempli à la craie, il a un bonnet d’âne sur la tête. Seuls ses yeux rient tout seuls, il mâchonne un crayon. Tu vois, je suis un homme ordinaire, je n’ai pas fait de longues ni de bonnes études, ne me mets pas sur un piédestal. Vois celle-ci, avec mon petit-fils de cinq ans, on est allé au jardin ferroviaire, à Chatte, C’est dans l’Isère, je vois un immense parc de trains miniatures avec passages à niveaux, maisons, personnages, montagnes et je le vois lui, très grand à coté du petit garçon, ses yeux sa tête très concentrés . me donnent à sentir toute la scène. Il est là entièrement, avec sa main sur l’épaule de son petit-fils, penché en avant. Tu vois, je lui fait des souvenirs pour plus tard. Et celle-là, je dois avoir douze ans, avec mon beau costume et mon brassard de communiant. Il porte la tête fière, déjà il est solide, sa coiffure en brosse des années 50- 60 dégage son visage volontaire, confiant. Je suis prétentieux, là, imbu de moi-même il dit. Je vais de la photo à son visage actuel, même yeux rieurs, de naissance ou de par son regard sur le monde, l’exploration des gens, volonté très forte et le parti de rire pour compenser ses déboires, qu’il a eu beaucoup, ses oublis, pour obtenir l’amitié, l’amour.

Vif, rapide, il voit. Sur la terrasse, tous assis au soleil, entre voisins, Marie-Thérèse au milieu, Alzheimer depuis deux ans. Il la regarde intensément, tout entier rassemblé : Marie-Thérèse, chante-la donc, tu la connais et tu sais que tu peux. Son regard est en elle, il l’appelle à être hors d’elle, comme un commandement non dit, elle aussi le fixe, c’est un moment dans l’infini, il la libère et elle reçoit ses mots. Ce jour-la, il laissera en moi une trace indélébile, une révélation, un humain en face d’un autre humain, une magie qu’il crée et qu’elle reçoit, une circulation, là, comme ça, avec le soleil et tous les autres autour.

J’ai vu son visage, il regardait le mien, il me regardait comme jamais je ne l’avais été, avec attention, intensité, mes yeux dans les siens, les siens que, plus tard je m’en rendrai compte, j’ai vu bleus, transparents, lumineux -il les a marrons- J’ai vu ses cheveux blonds en bataille -il les a gris- j’ai vu un visage immortel, tout entier là concentré dans ses yeux. Il me relie à moi, à lui, il nous emporte un instant vers le sacré. Il scrute, mais plutôt interroge, et il a un regard qui donne.

Il est ce que je ne suis pas, je m’approche, je voudrais qu’il me donne ce qu’il est, mes yeux l’interrogent lui demandent sans paroles comment fais-tu pour me relier au monde, tu m’ouvres au monde, ton visage est un appel, tes yeux laissent une trace en moi, indélébile, et toi, tu restes toi-même, je ne t’entamerais pas, dans ton regard je lis une résistance totale à la prise et une présence entière. Dans ce regard échangé longuement se trouve un point inaccessible, il est l’Autre, je suis l’Autre.



5 commentaires à propos de “UGO”

  1. On poursuit le lien entre le JE et le VISAGE, entre le passé et le présent… On s’approche, on recule, toujours avec intensité. ‘Une circulation, là, comme ça, avec le soleil et tous les autres autour.’
    Merci à vous…

  2. Merci, Françoise. Vous me touchez, parce que j’ai vu comment vous écrivez. Alors ce mot de votre part, c’est énorme.

  3. J’ai été très émue par ce texte et j’y ai lu un chant d’amour bouversant et tant pis si je suis à côté de la plaque. C’est très beau, le visage comme un livre, il est l’Autre, je suis l’Autre. Merci pour cette vibration.