Typologie des lignes discontinues


Blanc, vide, blanc, vide, blanc, vide — — — — avec un bruit de souffle ou un bruit de fuite, blanc vide blanc vide blanc vide, il paraît qu’il faut laisser deux grands traits entre soi et la voiture de devant, tu as vu ça sur les panneaux, mais papa ne laisse qu’un trait alors tu triches tu décides que c’est un seul trait parce que la voiture est neuve donc elle a le droit et d’ailleurs ça sent fort le plastique impeccable et le tissu neuf anthracite – c’est le vendeur qui a dit anthracite ça me fait penser à de la fumée de cigarette je ne sais pas pourquoi, ou alors à ce truc que boit maman l’été comment dit-elle ah l’anthésite – bref il y a un moment où à force de regarder la route blanc vide blanc vide quelque chose se passe qui floute un peu ton regard et t’oblige à fermer les yeux, et là c’est la nausée qui monte, c’est radical (pourtant ta mère disait toujours regarde la route ça va passer) et alors la route commence à onduler, son ruban anthracite se met à danser une serpentine pire que Loïe Fuller et tu es soudain en pleine mer et la houle te porte en flottaison la houle triture ton estomac et l’odeur de plastique neuf te retourne encore un peu te ramollit encore un peu la colonne vertébrale – une légère sensation de décomposition au niveau de la nuque. Blanc, vide, blanc, vide, blanc, vide — -— — — il faut ouvrir la vitre mais pour l’instant il fait très chaud l’air semble pulsé en mode pyrolyse à l’intérieur de la voiture mais tu places quand même ton visage dans le courant, en aspires tout ce qui vient de la route (tu as peur d’un micro-insecte ou même une guêpe mais si tu humes très fort cet air saturé de gaz d’échappement par les narines, la tête te tourne autrement, d’une manière bien plus agréable) tu inclines ta tête par la fenêtre pour que ton visage sorte un peu de la cellule automobile et se trouve exactement dans le flux d’air chaud (un peu moins chaud quand même que dans la cellule) et même par moments tes poumons saturés tu dois rentrer la tête pour reprendre ta respiration, et tu dois fermer les yeux car l’air dessèche leur membrane et les paupières ne coulissent plus, et soudain depuis les talus que tu as fixé à te faire péter le globe oculaire (parce que ta mère disait toujours regarde la route ça va passer) montent les odeurs de la Terre Sud, le genêt sauvage et le romarin violet, l’essence des pins à midi quand ils sont chauffés à blanc, et cette odeur c’est un berceau pour toi, et peu à peu tu te plaques à nouveau à ton fauteuil et te roules en boule au fond de cette nacelle parfumée, un doigt dans la bouche, tu oublies que le voyage commence à peine, tu fermes les yeux pour inhaler, tu te loves dans l’odeur de sève de la garrigue et tu t’endors de tout ton poids d’enfance. Blanc vide blanc vide – – – – plus rapide à présent car les traits blancs du bord de route sont plus courts que ceux de l’autoroute, (tu te demandes encore si c’est la même règle ici qui s’applique pour laisser à bonne distance la voiture de devant car deux petits traits c’est bien mince entre toi et l’autre mais de toute façon ça va trop vite pour que tu puisses compter la plupart du temps) blanc vide blanc vide – – – – avec ce bruit de souffle répétitif qui fouette tout le volume d’air interne de la voiture de manière régulière à chaque fois qu’elle dépasse un poteau ou un arbre, et peut-être est-ce cela qui te réveille, du moins c’est ce bruit qui vient le premier à ta conscience, la première sensation qui te percute au moment où tu sors du sommeil, (le pouce dégoulinant de la bouche empâtée, la peau du doigt fripée comme après un trop long bain dans une eau trop chaude faisant disparaître ton empreinte digitale) c’est ce bruit qui t’aspire hors du rêve, en commençant par être une sorte de bruit de succion ou d’aspirateur et qui t’extirpe finalement de ta petite nuit paisible d’enfant du dedans, ce son devenant de plus en plus un bruit explosif – — —— ) déflagration qui violente la membrane du tympan, phénomène acoustique accentué par la fenêtre entrouverte de maman mais elle ne veut pas la fermer et l’ouverture de la tienne est une bouée de sauvetage, et ces turbulences semblables au bruit de décollage d’un hélicoptère tu ne sauras que plus tard qu’elles sont dues à une histoire d’aérodynamisme de la carrosserie, aux frottements de l’air dehors peut-être ou aux tentatives éperdues de l’air enfermé dedans pour sortir de l’habitacle à grand coups de boutoir – et donc tout ça te sort de ta somnolence liquide, et au réveil tu réalises tout d’un coup que tu as froid, l’air est frais (c’est sans doute ce qui te réveille en réalité plus que le bruit : la peau hérissée par le piquant de l’air d’altitude). Et juste après le bruit de déflagration répétitive, ce sont à nouveau les odeurs qui t’assaillent, des odeurs nouvelles de buis et de bruyère sur les talus buissonneux et aussi de bouse et de purin lorsque la voiture longe les herbes drues, et encore après ce sont les animaux eux-mêmes qui surgissent dans le carré de vitre à présent refermé, les vaches plantées dans le décor et toutes les bêtes de ferme parfois même des hommes, et ensuite ton regard zoome à nouveau sur le bord de la route, le point de contact exact entre le goudron et la terre et c’est là que tu comprends que vous êtes bientôt arrivés, en apercevant les pierres noires dont tu sais qu’elle sont de lave et aussi les grises, oui surtout le granit qui étincelle de petites paillette de mica, signalant le trésor, celles que tu passeras l’été à séparer du sable de la cour ou du sable de rivière dans ton petit tamis. Et alors il y a quelque chose qui se calme soudain en toi comme la certitude que tout est vraiment à sa place, à cause du mica et de l’odeur de bouse mais aussi parce qu’après avoir traversé la plaine aux lointains de volcans c’est la forêt qui surgit du sol tandis que la voiture s’enfonce dans les gorges, tu le sais car maintenant il n’y a plus de lignes blanches entre le goudron et la terre, entre la cellule et les bois, car maintenant ce sont les grandes plumes ligneuses des fougères qui débordent sur la frontière de la route, et là tu ne penses même pas aux champignons (trompettes de la mort, cèpes gluants aux alvéoles spongieuses cachées sous le chapeau, chanterelles oranges dont tu aimes écraser du doigt le crêpe sensuel et la dentelle ), mais dans l’odeur puissante d’humus et de chlorophylle tu cherches deux merveilles des forêts, formes du bien et du mal : les fraises des bois et les digitales pourpres, sursautant chaque fois qu’au bord effrité de la route tu aperçois, entre les herbes folles de la langue de terre, la petite tache rubiconde du fruit ou les hautes hampes de cloches violines des fleurs de poison, et tandis que tu joues à te faire peur en imaginant la brûlure de la digitale dans ta bouche et les palpitations du coeur en déshérence (maman disait attention la fleur arrête le coeur) tout à coup alors vous y êtes vraiment : le toit rouge comme dans les imagiers, le petit pré de paille sèche où les sauterelles éclaboussent ta foulée d’enfant, le tas de fumier devant le grand mur de granit de l’étable, les empilements de bois cachant le danger vipérin, et la dalle granuleuse du pas de la porte.

13 commentaires à propos de “Typologie des lignes discontinues”

  1. ah mais quelle belle équipée pleine de sensations, au ras du sol au ras de l’enfance !

  2. Merci merci pour cette virée vers l’enfance, les vacances, toutes ces sensations et cette sensibilité qui déjouent l’abstraction du titre et des lignes continues et discontinues.

  3. et dès que pourrez, si vous vous souvenez, vous éviterez ces longues routes (je veux croire que ne suis pas seule à ne pas supporter)

  4. Ah, les interminables trajets de l’enfance , un monologue plaisant qui nous décrit si bien les sensations , les odeurs , l’anticipation des plaisirs …Aime beaucoup votre texte .

  5. Cathy j’aime cette fidélité à ta terre d’enfance, que tu ne mets pas en arrière plan, alors qu’elle pourrait être écrasée par la lavande et le chant des cigales. Après le loooooong voyage incarné par la phrase sans fin, j’ai la sensation ,à la fin du texte, d’être moi aussi revenue à la maison… C’est délicieux !