Tu es née avec l’an neuf. Tu es née un 1er janvier. Tu as toujours pensé que c’était extraordinaire d’être née un 1er janvier parce que ça fait souvent réagir les gens quand tu leur dis. Tu es née en Algérie mais tu aurais bien pu naître ailleurs. Tu as perdu ton père. Tu as fait comme on t’a dit. Tu as fait comme si de rien n’était. Tu as choisi d’autres bras aimants. Tu as oublié le lieu de ta naissance. Tu as grandi ailleurs. Tu as grandi dans sept maisons différentes. Tu as grandi dans trop de villes. Tu as grandi avec une petite peur du lendemain. Tu t’es perdue souvent. Tu t’es perdue le jour de la rentrée en sixième — tu n’as jamais trouvé le bus retour du ramassage scolaire. Tu t’es perdue plusieurs fois dans les couloirs du lycée Thiers à Marseille. Tu as suivi celui qui savait. Tu t’es trompée de cours parce que celui qui savait ne faisait pas comme toi allemand première langue. Tu as arrêté de suivre les autres. Tu as appris à voir les villes d’en haut. Tu as eu peur qu’on t’abandonne au détour d’une rue. Tu as eu peur de disparaître. Tu as compris que se perdre n’était pas mourir. Tu as aimé te perdre alors. Tu as aimé ce flottement vagabond. Tu as changé de vie. Tu t’es inventée des vies parce que ça ne suffisait pas. Tu as appris à te souvenir de tout. Tu as appris à te souvenir de choses insignifiantes parce que c’est toujours ça de pris. Tu as appris à retenir le nom des gens. Tu as appris à retenir leur histoire. Tu as appris à te souvenir de la couleur du sable le matin à l’ombre de la digue. Tu as appris à te souvenir des ciels d’été au dessus de la Manche. Tu as oublié les ciels de novembre qui auraient pourtant mérité que tu t’en souviennes. Tu n’as pas oublié le goût des fleurs de genêts. Tu as bu l’eau de pluie retenue dans les roses. Tu as laissé le temps glisser en contemplant la mer. Tu as contemplé la mer plus de mille fois. Tu as vu la mer mille fois changer de couleur. Tu as vu la mer se battre avec le ciel. Tu as surpris la mer comme une déesse antique. Tu as vu la mer comme un mur d’étain. Tu as vu des tempêtes grises et blanches. Tu as vu le soleil percer un ciel d’orage. Tu as pensé : les rayons du soleil c’est la présence de Dieu. Tu as bien cru que Dieu existait. Tu as prié pour que Dieu existe. Tu as prié en cachette. Tu as arrêté de croire parce que ça devenait trop compliqué. Tu t’es fondue dans la masse. Tu as pris les accents de tous les lieux où tu as vécu. Tu as appris à perdre ça aussi. Tu as fais des paris stupides avec toi-même. Tu as traversé la route départementale 911 sur un vélo rouge sans même regarder à gauche puis à droite. Tu as été percutée par une voiture la seule fois où tu t’es laissée guider pour traverser la route départementale 911. Tu en es sortie indemne. Tu as appris à ne plus faire confiance à n’importe qui. Tu as menti. Tu as désobéi. Tu as dévalé la côte de la départementale 911 à l’arrière du vélo jaune de ta sœur aînée qui tentait de maîtriser l’engin. Tu as vu la peur qui se transforme en colère sur le visage de ton beau-père qui vous attendait en bas de la côte. Tu as eu peur de sa colère. Tu as eu peur du vide. Tu as eu peur que ça dure toute la vie ce vertige. Tu as marché au bord de la digue pour affronter le vide. Tu as rempli le vide. Tu as dessiné dans les espaces vides. Tu as dessiné sur les pages blanches jaunies de Paroles en édition Folio avec un stylo bille bleu. Tu as dessiné pour t’offrir des mondes nouveaux. Tu as dessiné des romancières anglaises. Tu as dessiné des leçons de piano. Tu as dessiné des détectives intrépides. Tu as dessiné des déserts où il ne ferait pas trop chaud. Tu as dessiné des étreintes. Tu as dormi contre le corps d’un autre sous un ciel de juillet. Tu n’as pas dormi tout de suite parce que tu voulais écouter son souffle. Tu as dormi à la belle étoile sous une nuit sans étoile. Tu as observé la nuit noire et muette. Tu as pensé : cette nuit noire c’est le néant. Tu as pensé à ton père. Tu t’es demandée si lui il pensait à toi depuis le néant. Tu n’as pas eu de réponse. Tu as marché dans la nuit. Tu as laissé passer des trains assise sur un quai de gare. Tu as rencontré P. sur le quai de la gare de Montgeron. Tu as traversé des villes de banlieue avec P. en marchant à ses côtés une nuit entière. Tu t’es glissée dans ses bras aimants. Tu as posé ta tête sur son épaule, en silence.
Ce texte m’a émue.
Merci.
tu as vécu et tu as appris à ne pas apprendre
tu as rencontré ce que tu étais ou tu l’a cru et c’est ce qui comptait
tu as surtout appris à dire (et ne pas dire)
je me disais que la réponse, là, tu étais en train de l’écrire (trop bien, d’ailleurs)
Chère Piero, cette affaire je la comprends pas encore, mais comme le sentiment d’un dialogue possible désormais. Merci.
J’aime aussi ces répétitions qui donnent une musicalité et qui traduiraient comme une pensée qu’on cherche à préciser… Cette proposition m’étonne car betement je m’etais dit, ben on va tous écrire la même chose et ça va être ennyueux à lire et en fait pas du tout. Ce texte a une réelle particularité et sa richesse propre. Merci.
Coucou de St Michel des Loups
Et aussi la désobéissance avec ce Tu qui fonctionne très bien. 🙂
Merci Anne pour cette lecture attentive. Moi aussi suis épatée de découvrir des textes si différents au cœur de cette proposition. C’est curieux de vous savoir si près, de l’autre côté de la départementale 911 ! Belle journée sous le vent !
Merci pour ce nouveau texte ! Le pronom « tu », les phrases courtes, tout fonctionne merveilleusement bien. J’aime vous suivre.
Oh merci Emilie, le tu m’a été suggéré par François, et a libéré l’écriture. Vais aller lire votre Suis …
je reprends mon retard et m’arrête en premier sur votre TU, et je ressens toute cette vie dans ce TU, tant de vie dans le TU, malgré, ou grâce à « Tu as fait comme on t’a dit. Tu as fait comme si de rien n’était », pourtant, cette vie, là, merci
Merci Julie, beaucoup !!!