C’est là qu’elle se mettait pour regarder les barques, l’eau, les bateaux, et les immeubles en face, le long de la jetée : elle restait là longtemps, attendait l’arrivée, une femme le plus souvent, avec un bagage léger, une valise à roulettes, une femme ou bien deux, sœurs ou amies, avec des enfants parfois, qui suivaient, qui couraient derrière et sautillaient, deux fillettes parfois, et un petit garçon, et je la regardais qui regardait, souriait à demi, comme on fait quand on essaie de tenir bon, avec les yeux qui fixent et se perdent, qui fixent et se perdent. Pourquoi elle arrivait si tôt, je me le figurerai jamais. Devait avoir peur de louper. Pour un peu, elle y aurait passé la nuit, là, derrière sa barrière. Mais la nuit, elle était pas là, Dieu merci, la nuit, elle dormait dans son lit. Sauf une fois quand elle a cessé de dormir, ou pour l’éternité, à ce qu’on m’a dit, et ça manque, ici, de ne plus la regarder attendre avec son semi-sourire de Joconde. Parfois, elle s’approchait, elle avançait vers moi, ma guérite, mais pas trop près, juste assez pour entendre, être entendue, pour dire bonjour – bonjour monsieur – à quelle heure le bateau ? Et puis elle remerciait, retournait à son poste, fidèle sentinelle à la sortie du port.
Encore de la visite. C’est souvent finalement. Elles arrivent par le bateau du matin, des fois seules, ou bien à deux, des fois avec des gosses. Des femmes comme ça qui voyagent seules. Elles ont pas de mari ou quoi ? Ça, quand elle reçoit de la visite, ça loupe pas, elle fait venir Katrina, qui s’occupe des parties communes — des fois elle fait du rab dans les appartements, chez elle, tiens, justement, quand elle reçoit de la visite. Ça, on voit bien qu’elle s’active, Katrina, baie vitrée grand ouverte, à tout bien plier, tout ranger, à arroser les plantes, pis à faire les carreaux. Ça, les carreaux, moi c’est tous les jours, pour bien dégager la vue sur les collines et la piscine, tous les jours tout pareil pour la clarté du dehors, tout ce soleil, lui faire honneur, pas une trace, et je la vois l’autre en face, qui lit, regarde la télé, dort sur le canapé, pas facile sa vie à ce qu’on dit, je dis à ce qu’on dit parce que c’est pas elle qui le dit, elle elle dit rien, elle veut rien dire, tu parles, jamais à la piscine ni rien, jamais dans les jardins, toujours chez elle à jamais causer à personne, sauf à la femme de ménage, merci. Ça, elles s’entendent avec Katrina, bien à l’aise comme elles sont, à les voir discuter des heures entre deux laveries, mais nous, jamais. Très bien polie, du reste, bonjour dans l’ascenseur, tout ça, bonjour madame, mais pas plus d’effort, rien du tout, qu’est-ce que tu veux que je te dise, on va pas la forcer. On l’inviterait bien à boire le thé, à se baigner, se prélasser sur les serviettes, faire un plongeon et discuter, faire connaissance, qu’elle nous raconte, quelques trucs de la vie, d’où elle vient, vu que ça fait pas si longtemps qu’elle est là, arrivée seule en plus — elle a pas de mari ou quoi ? — mais on voit bien qu’elle veut pas. Pourtant, franchement, Kristina, c’est pas non plus… enfin, en odeur de sainteté, en tout cas, ça nous en a tout l’air, parce que ça, quand elle reçoit de la visite, elle aime bien que ce soit propre.
J’aime bien la nuit dans le bateau, moquette, fauteuils bleus, faux ciel étoilé au-dessus du bar et la musique, le jazz, le piano. J’aime bien la traversée, la nuit dans la cabine. D’une rive à l’autre, je regarde la mer. Bercement des flots, houle lourde derrière le carreau. Un jour, j’irai pour autre chose. Un jour pour un revoir. Peut-être que je pleurerai dans le miroir. Mais pas là. Là, elle sera là, derrière la barrière, à m’attendre pour le café, avec du lait s’il vous plaît, avant le bus des collines.