Sur un plan viscéral, c’est un mort qui marche. Il ne passera pas le voyage. Pourquoi lui dire puisqu’il n’y a rien que la médecine puisse faire pour lui ? Il a trompé la douleur et la progression du mal avec toutes sortes de substances que lui procuraient les chameliers. Certaines réservées d’ordinaire aux animaux. Mais le retour à la ville ne promet rien de cette nature. Il le découvrira bien assez tôt. Et l’autre n’est pas prêt à accepter sa mort. Il est si primitif qu’il pourrait tuer le messager en croyant conjurer le sort.
On sait quand on s’embarque, on ne sait pas quand on part. Trois jours, dit le capitaine. Il a un air à partir sans eux le soir même. Il veut des arrhes, cet œil de tigre gros comme un vrai, monté en argent massif. Cela peut lui suffire. Comment savoir ? On ne peut pas savoir. Trois jours, peut-être cinq, dit le capitaine devant leur hésitation. Trois jours, la bague dans la poignée de main. Il ne peut rien promettre. Trois jours à tuer sans faire de mauvaises rencontres qui inverseraient la donne. Ils ne peuvent pas rester là, c’est certain.
Vernonia amygdalina, umubirizi, igitagarasoryo, solanum indicum, morelle amère, absinthe, ruta graveolens, armoise africaine, bardane ourse, agripaume cardiaque, herbe à fièvre, umuhiré, umuganzacyaro, tanaisie, griffe de Satan, marruba, baie berbère… Enfermée dans la chambre à double tour, elle mâche et remâche les plantes amères et leurs noms qui forment une couronne de fleurs sèches qu’elle portera sur sa tête bien droite. Les poisons, elle ne s’en parle pas. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle n’aura pas d’enfant de ce vieil homme qu’on lui destine. Elle aurait voulu que le sang ne vienne jamais, rester fille, apprendre plus encore des secrets de sa grand-mère et jouer à la balle au pied avec ses frères. Elle s’est mordu la langue aux premiers jours du sang. Il est venu si tôt qu’elle n’a pas pu le cacher. Il la condamne aujourd’hui à remplir la promesse de son père. Mais elle ne regrette rien. Le sang la rend déjà si forte. Elle n’a pas encore tout à fait treize ans, mais sa grand-mère dit qu’elle sera puissante, la plus puissante peut-être de la lignée des femmes qui trace un serpent jusqu’au cœur de l’Afrique. Malgré cette prophétie, l’amertume lui baigne la bouche, alors elle reprend l’ouvrage silencieux de sa mélopée : vernonia amygdalina, Umubirizi, Igitagarasoryo, solanum indicum, morelle amère, Absinthe, Ruta graveolens, Armoise africaine, Bardane ourse, gripaume cardiaque, herbe à fièvre, umuhiré, umuganzacyaro, tanaisie, griffe de Satan, marruba, baie berbère…
dur, dur
Tant mieux ! Les apparences doivent rester les apparences dans le genre de narrations que j’imagine. Merci de ton œil de lynx sur mes fariboles.
J’ai aimé le retour du même et la puissance (de vie et de mort) qui s’en dégage. Je ne sais pas bien pourquoi mais j’ai tout de suite pensé à ce texte sublime de Ralph Dulti « Le dernier voyage de Soutine ».
Merci pour vos mots.
Résumé du livre :
« Caché dans le corbillard qui le conduit de Chinon à Paris pour y tenter l’opération qui seule peut le sauver de l’ulcère à l’estomac dont il souffre depuis des années, le peintre Chaïm Soutine, durant les 24 heures que va durer le trajet, se remémore, en un flux d’images parfois délirantes provoquées par la morphine, toute son existence ».
Merci pour cette lecture et cette référence. L’une et l’autre me sont très utiles : j’ai besoin de savoir si ce que j’installe se lit dans le sens qui m’arrange, avant de le démonter 🙂
ah que j’aime la baie berbère !
Et me voilà attendant le prochain épisode ! Tu es une vraie conteuse mais de ça tu t’en doutes.