autobiographies #01 | trois paysages intérieurs

À l’ombre. Enfants esseulés dans l’immensité du parc tandis que les hommes terminent leur verre autour de la table dévastée, que s’échappent de la cuisine ouverte sur la cour les chocs de la vaisselle sale avec les éclats de voix des femmes, des rires. Ennui repu d’un dimanche à la campagne écrasée de chaleur. Dans la maison on va servir le café. Enfants désœuvrés autour de la balançoire s’accrochent au portique, faisant de l’ongle sauter des esquilles de peinture vert bouteille craquelée de rouille. Au fond du terrain, bordant le ruisseau aux eaux noires où dérive la barque interdite, un double rang de peupliers tremblote. On part chercher la fraîcheur où elle niche. Les enfants en sandales, piétinant l’herbe jaunie, la terre gravelée d’une allée, les marches descellées du vieil escalier de pierres moussues, s’approchent. Bouche en demi-cercle faussé, l’entrée du tunnel souffle froid. Le soleil dessine sur le sable une forme géométrique que l’ombre découpe net comme un tapis. L’un derrière l’autre les enfants éprouvent la morsure de l’été sur leurs mollets nus puis s’engloutissent, leurs yeux aveugles dans la galerie voûtée. Ça sent terre humide, calcaire, odeurs indéfinies. À petits pas se glissent dans le tunnel. Figent parmi la ténèbre épaissie de silence. Distance abolie, temps suspendu, les enfants à peine respirent. Ecoutent, sommeillant tête en bas, les bêtes qu’on dit vampires. Ne voient rien mais elles sont là.


Paysage peint. Quand les cultures sont des céréales, ses yeux caressent les vagues douces d’épis barbus fléchissant sous le vent. Champs ondulants jusqu’à l’horizon reculé des terres plates. Si c’est maïs, une muraille de tiges épaisses fichées de feuilles coupantes se dresse de chaque côté de la route où glissent de rares voitures. Murmure continu des arbres aux rives du fleuve. Elle voit traverser des oiseaux dont elle ne sait pas le nom. Leur vol plané brosse le ciel sur la longue distance entre deux refuges. À gauche, les tours grises de la centrale nucléaire crachent alternativement leur panache de vapeur blanc.


Désaffectée. Dans les villes, même celles que l’on croit connaître, on découvre un jour une voie de chemin de fer à l’abandon. On s’arrête sur le pont métallique par-dessus les caténaires. La voie file devant et va plonger dans un tunnel plus loin. On s’accoude au garde-corps branlant où un panneau triangulaire frappé d’un éclair noir sur fond jaune rouille tranquille. Il n’y a plus de danger. On regarde les rails encore cramponnés aux traverses de bois qui s’effritent. Le ballast disparaît sous les herbes hautes poussées dessous et les papiers gras. Des canettes, des bouteilles vides, des débris de repas et de feu gisent épars. Des vêtements décolorés, des chaussures, des objets incongrus se laissent tomber en poussière le long des rails. Sur les côtés grandissent les robiniers, les arbres aux grappes violettes qui attirent les petits papillons blancs, tout un fouillis de plantes sauvages. Plusieurs couches de graffitis couvrent les murs de soutènement. En haut se dressent les immeubles aux vitres reflétant d’autres immeubles et le ciel. On l’entend tout de même, le fracas du train déboulant du passé, le klaxon de la locomotive.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

2 commentaires à propos de “autobiographies #01 | trois paysages intérieurs”

    • Merci d’être passée, Brigitte. C’est très étrange parce que nouveau pour moi cette expérience d’atelier.