La peau du pis tendue à se rompre. Ça bêle dans l’étable, ça chevrote à qui mieux mieux, ça se cogne dans les boxes, ça se bouscule, concert de cloches cacophonique. Ça va mal tourner s’il n’arrive pas ! ah ! tout de même, le voilà -je crois, j’espère – descendant le chemin, rythme bien connu de sa claudication ; pourtant, tiens… un temps de trop ce matin, clok – frrh- clok- srrh- voilà pourquoi le retard, y ‘a un truc qui cloche… bruit métallique du verrou, la porte craque. Les bêlements redoublent d’intensité Dans mes pupilles rectangulaires, le flou de sa masse corporelle se floute. Il s’approche de moi avec son odeur des mauvais jours ; c’est quoi ce truc spongieux devant mon museau ? j’aime les épineux, les bois secs, les feuilles dures, les malaxer entre les dents autant que durera ma vie et grimper sur les arbustes, les pentes caillouteuses. Je vois bien qu’il débloque. J’aurais préféré une franche caresse, entre les cornes il fait quoi là… c’est l’heure de traire Allez ! tau boulot ! il reste planté, devant moi à me contempler, , avec ses yeux lourds en caillasses , comme si je pouvais quoi que ce soit à son malheureux malheur humain.
La très large terrasse devant la maison tient le ravin à distance ; on oublie qu’on vit à côté du ravin, personne n’est jamais tombé, à sa connaissance. C’est comme ça ici. C’est dangereux, accueillant et dangereux. C’est pour ça, qu’elle vient même si elle ne le sait pas comme ça. Être accueillie dans le risque. N’est ce pas l’essence même de la vie ? mais elle ne sait pas. Elle a tellement peur tout le temps de tout, elle préfère y aller carrément que de rester transie, paralysée, autant flirter avec les ravins et les à pics que ces gouffres en elle. Il n’y a pas d’issue. Les accidentés de la vie, les ratés, les oiseaux blessés, les inaptes, les tout silencieux viennent ici ; les nids d’aigle sont des refuges ; les très actifs, viennent laussi pour avoir toujours quelque chose à faire, les clôtures, la grange, courir après les chèvres, transporter les sceaux de lait, la présure, les moules, les retourner, aller au marché, les étiquettes, semer, arroser le potager, sarcler, bêcher, conduire le tracteur, réparer le tracteur, réparer les voitures ; tout le monde se côtoie à un moment ou à un autre dans la grande maison. C’est peut-être pour ça qu’elle vient. La terrasse est large, on ne peut pas tomber dans le ravin. Beaucoup moins qu’ailleurs. Le soir belote et re, on boit, on se cale jambes repliées à côté de la cheminée, on brûle ses pull overs sur les reins, on rit,. Dehors il y a la grande nuit noire des montagnes des à pics de la rivière étroite tout en bas du chemin rocailleux.
Rare qu’il passe une journée sans y penser, même après toutes ces années, son frère la voiture la douleur sans nom le sang pourquoi n’est il pas mort lui aussi, terrible d’avoir une force de vie pareille, veine de cocu. Après il achète ici, 40 hectares de bois, de prés, mais surtout la rivière étroite tout en bas bordée du beau champ plat, riche d’alluvions ; le jour où elle a semé avec sa petite robe en daim couleur de terre, ses yeux pointus tout plissés, son nez, sa grande bouche tendue de sourire, son menton en triangle, ses deux larges fossettes, et sa drôle de voix grave ; ce n’est plus à lui qu’elle sourit. Elle reste là, mais avec son autre. Et lui, quand même, depuis l’accident, son frère ; ensuite il y a l’hôpital. Comment il s’est réveillé. Amputé de cuisse. Et puis il est remonté sur la jument et parti à grand galop avec sa jambe de bois. Sa jambe sophistiquée, qu’il bricole tout le temps, qu’il répare jusqu’à ce qu’il ne puisse plus faire autrement que d’en commander une autre, tellement il danse, et toujours à droite à gauche à conduire, marcher, courir, se pencher, se baisser, la jambe plus ou moins raidie , selon, comme elle peut. ; il n’y a rien qu’il ne puisse faire, même en smoking il le ferait, en smoking ! il rit de son gros rire joyeux vers l’étable en smoking. Quelle idée. Certainement, un peu fou. Mais la maison marche bien. Dure vie de la montage, de l’éleveur, et tous ces oiseaux qui viennent dans sa volière.
J’ai beaucoup aimé ces trois monologues en miroirs, entre légèreté des rires et drame sous-jacent. Quant à faire parler la chèvre, ça me plaît aussi (chez moi, c’est une vache qui parle).
Merci de votre lecture ! je vais aller écouter la vache !
Bravo. L’idée du monologue animal me plaît ! La réussite tient aussi aux trois tonalités très différentes… ça donne envie de vous lire longtemps dans cette alternance ! Merci.
Merci Anna 🙂
À la lecture, même image que Vincent F., celle des miroirs, jeux de focales et d’échos qui font que l’on s’y promène comme en terrain connu, entre l’étable et la terrasse.
Merci de ce retour ; c’est important de savoir que l’on voit les lieux 🙂