Hypothèse maison du scorpion
Ce serait la maison d’une première vraie histoire de vrai amour ( A t-elle seulement vingt ans ?). Elle aurait quitté celui qui l’aimait trop pour celui-ci qu’elle aimait follement. Ils seraient partis vendanger ensemble. La maison du scorpion serait leur aventure, et la nuit. Elle penserait à tout ce qu’il y aurait à transformer dans ce fantôme de maison pour en faire une maison odorante, les amis qui viendraient, les bruits de vaisselle, les bols du petit déjeuner, la guitare dans un coin, les vêtements dans les armoires, les chaises paillées autour de la table, la cheminée, les affiches sur les murs, les tentures, les étagères en planches et en briques, les petites cuillères à faire claquer sur les genoux les soirs de fête, les chaussures dans l’entrée pour les longues marches… ou alors non, elle n’y penserait pas parce qu’elle ne pensait jamais à se projeter dans quoi que ce soit.
ils auraient réuni leurs deux sacs de couchage pour n’en faire qu’un. Un bruit les aurait réveillés, un chuintement, des voix chuchotées… ils se seraient serrés l’un contre l’autre. Des hors-la-loi, des trafiquants, des voleurs/receleurs, des révolutionnaires exilés auraient pris cette maison isolée pour lieu de rendez-vous. Le plus dangereux pour les amoureux ne serait pas le scorpion qu’ils n’ont pas d’ailleurs pas encore vu, mais la présence clandestine de ces gens. il ne faudrait pas qu’ils se montrent. Voir les visiteurs et être vus d’eux signerait leur perte.
Est-ce que je me vois raconter une histoire pareille ? franchement non. Mais qu’importe les histoires dit-on, seule compte la façon des les raconter. Les hors-la-loi pourraient être intéressants. Les hors-la-loi sont toujours intéressants. Il pourrait se nouer entre les amoureux et eux des liens de solidarité, de connivence susceptibles de les sortir de leur histoire gnan gnan d’amour et de vendanges, leur donner un destin…
Hypothèse prop.5, la doublure satinée orange vif
Il est si maigre, flageolant sur son escabeau, en train d’agrafer sur les murs la doublure satinée orange vif, bavardant de sa voix encombrée, comme s’il avait trop de salive dans la bouche, Elle le regarde du fond du lit, se réjouit de le voir si gai. Est-ce qu’elle se rend compte – se rendre compte de quoi ? Ces murs en doublure satinée orange vif, c’est sans doute extravagant mais elle est contente parce qu’il est là, qu’il s’occupe de leur maison, à sa manière, celle d’un homme extravagant qui n’a jamais eu de maison à décorer. Ils ne sont que tous les deux ce jour-là, aucun copain ne dort sur le canapé de la cuisine, personne n’a sonné ni frappé à la porte depuis ce matin. C’est exceptionnel. Plus tard, lorsque les hommes sans uniformes viendront, ils le bousculeront en disant regardez moi ça ! ; et même alors, elle aura beau avoir observé la scène, elle n’aura vu qu’un homme en position de force en bousculer un autre ; elle ne remarquera pas qu’il tient à peine debout, qu’il a l’air d’une loque avec sa barbe, ses cheveux mi-longs, ses jours creuses, son teint gris ; elle ne réalise pas qu’il a perdu la superbe de celui qui arpentait la ville à grandes enjambées, les yeux moqueurs, les pans de son manteau de cuir noir flottant derrière lui. Elle ne peut pas le voir, elle veut croire en leur avenir. Les hommes sans uniformes renverseront le pot de l’énorme Phoenix pour fouiller la terre répandue sur la moquette ; ils ouvriront les tiroirs, les portes des armoires, des buffets. Ils emporteront son carnet à elle. Que se passera t-il après ? ils l’emmèneront, lui, bien sûr. Même s’ils ne trouvent rien. Il est fiché, ils le suivent depuis plusieurs mois.
Hypothèse prop. 4 accointance with description
Ils sont sûrs d’eux, sûrs d’être au bon endroit, dans l’espace vert au milieu des immeubles carrés de trois étages entourés de balcons, assis sur le banc, vêtus de leur tenue de pêche ou de chasse, leurs chiens à leurs côtés ; l’un, cuisses écartées, ventre en avant, le bras étendu sur le dossier, l’autre, dans son ombre, les jambes maigres, le regard flou, les paupières rougies. Ils affirment leur présence d’homme ; cet endroit est un centre et le centre est leur place ; ils voient tous ceux et celles qui passent, les adultes, les vieux, les petits. Il y a la petite vieille, le chanteur, les gosses du chanteur, la femme du chanteur, le grand black qui ne parle pas, la femme du grand black… le monde se définit nettement sous leurs yeux. Ce territoire est leur territoire. Sur le banc, ils posent en maître des lieux. Quelle arrogante vigie ! Les chiens eux-mêmes ne sont-ils pas arrogants ? Le matin on entend résonner les ordres : Viens ici ! pas bouger ! Au pied ! viens ici ! qu’est ce que tu fais ?! L’autre homme est peut-être alcoolique, son haleine parfois quand on le croise devant la boîte aux lettres… Vient-il cuver à côté du barbu dominant ? En 42, auraient-ils été collabos ? pétainistes, antisémites, expéditeurs de lettres anonymes, habitués de la Kommandantur, remplisseurs de vel’ d’hiv’ ? S’ils étaient des femmes, ce serait une grosse, impotente, ses larges cuisses s’étaleraient aussi sur la pierre avec son ventre mou par-dessus, elle serait affublée d’une petite maigre, sèche, osseuse, au visage pointu, aux cheveux colorés en auburn. Des femmes- vipères ; Commères malveillantes, elles jugeraient leur monde, guetteraient les adultères, les flirts, le ventre des jeunes filles. Elles apporteraient leurs tricots pour ne pas rester sans rien faire parce qu’on n’imagine pas deux femmes rester sans rien faire ni rien dire sur un banc. Les femmes ont toujours quelque chose à faire , « leur » ménage, « leur » lessive, « leur repassage qui ne va pas se faire tout seul » ; seuls des hommes peuvent rester inactifs sur un banc, à donner des ordres à leurs chiens ; ils fuient leurs femmes peut-être, leurs lessives, leurs ménages, leurs organes. Mais ces deux-là sur le banc, dans l’espace vert entre les immeubles carrés de trois étages, n’ont pas de femme. Ils sont toujours seuls avec leurs chiens. Ils se tiennent compagnie. Ils habitent la résidence depuis des années.
Quel mauvais esprit de les traiter d’arrogants, de maîtres des lieux ! Deux hommes seuls avec leurs chiens, bavardent sur un banc de ciment et parfois se taisent comme deux vieux compagnons. Quoi de plus paisible dans un pays européen qui n’a pas connu de guerre depuis plus de cinquante ans ? Le barbu doit être retraité du BTP, ancien syndicaliste CGT, peut-être communiste à l’époque où l’on était communiste, inscrit au PCF (ne serait-il pas frontiste, maintenant ?). Le plus maigre serait … mécanicien. Son corps maigre lui donne un allure juvénile, on a du mal à l’imaginer retraité ; pourtant on le croise à toutes les heures de la journée. Un chômeur longue durée ? Pourquoi porter sur eux un regard méfiant ? de quoi avez-vous peur ? vous vous sentez en danger ? vous vous sentez une proie ? vous vous sentez étranger ? étranger à quoi ? vous avez peur qu’on vous juge mal ? qu’on se pose des questions sur vous ? « qu’est ce que c’est, qu’est ce qu’il a, qui c’est celui-là » ? Deux hommes sur un banc, un dimanche matin, avec leurs chiens, ce n’est tout de même pas … tout de même pas…. si… inquiétant. C’est vous qui projetez votre inquiétude partout. Tout le monde a le droit de se reposer sur le banc, non ? Quoi ? que dites-vous ? personne, en dehors de ces deux là, ne se repose sur le banc ? alors vous élaborez des hypothèses ? non mais ! entre nous, vous n’avez rien de mieux à faire ?
Un seul mot : bravo !
une vraie puissance de fouille et de découverte, d’esquisse et de questionnement, de retournement. On en est saisi.
Merci pomme ! quelquefois, dans ces « retournements », je me dis que le narrateur est bien malmené et ne sait pas où il est… mais bah !