TROIS 27 SEPTEMBRE

mercredi 27 septembre 1972

traversée du boulevard un sac noir en bandoulière       chargé de livres et de cahiers estampillés en leurs pages secrètes du signe de l’infini       le yin le yang       un papier crème froissé déplacé au sol par un vent hésitant       déposant les feuilles ourlées de roux les reprenant pour les mêler à d’autres       avec des grains de terre ou de poussière venus du pied des marronniers       au centre du boulevard séparant les deux voies une longue bande d’arbres et de fragments de jardins       haies squares et bancs       un mercredi alors que l’année précédente le jour de fermeture des écoles était encore le jeudi       des bureaucrates ayant vaguement enseigné avaient changé le jour de pause pour le bien-être des enfants       recherche d’une harmonie entre rythme biologique et apprentissages       mais finalement dans ce qui s’appelait lycée de la sixième à la terminale on se levait le mercredi et le jeudi       en jupe noire et sabots le noir toujours de mise à l’adolescence comme une non-couleur       un refus        un rappel de la mort       on commençait à comprendre qu’il faudrait bien s’y frotter       en tous cas pas la couleur d’un nourrisson ni d’un bambin       le noir témoignant de la fracture d’avec l’enfance et du non-retour possible       de là un deuil encore ignoré       son blouson de laine noire et ses cheveux rouges une clope roulée avec un tabac blond rapporté d’Irlande       prête à tout pour ce gars en attendant une autre au portail à midi tous les mercredis       leur lycée dans un ancien hôtel particulier rue de Sévigné lycée Victor Hugo       ça sonnait bien mais on ne le savait pas       elle emprunte la rue du Pasteur Wagner débouche au coin du boulevard Beaumarchais le vent rabat ses cheveux elle écrase sa clope ralentit devant la boulangerie pâtisserie       lettres dorées en italique au milieu d’une mosaïque verte et d’effluves de viennoiseries       franchit ce boulevard d’un seul trait       pas d’espace de verdure ici ni témoignage de saison       descend la rue du Pas de la Mule et se souvient devant la bijouterie Monique du mois de novembre précédent       quand quelqu’un se guidant sur un plan l’accompagnait à son nouveau lycée       en pleine année scolaire débarquant seule à Paris chez ce quelqu’un       après l’explosion de la famille et l’accident de voiture       rue du Pas de la Mule un nom très sûr témoignant d’un ancrage ancien       passage d’animal transportant des marchandises dans deux paniers de poids égal battant ses flancs       rue en pente descendante avec ses petites boutiques où sans doute la mule avait peiné pour ne pas glisser       toute chargée qu’elle était       correspondant tout à fait au plan on était calé       une nouvelle histoire commençait on le savait       place des Vosges abris des arcades rue des Francs Bourgeois       et ce lycée où cette fois elle avait fait la rentrée dans sa vraie classe       entre-temps devenue parisienne passée au noir et au tabac préoccupée par ce gars       très préoccupée       large d’épaules et yeux noisette plus vieux qu’elle       au moins seize ans voire plus       et libre d’attendre à n’importe quelle heure devant le portail une fille de troisième qu’elle finirait bien par détrôner       les cheveux rouges ça se remarque.

Lundi 27 septembre 1978

Bastille Richard-Lenoir Pasteur Wagner Beaumarchais Turenne       elle refait par hasard une bribe du trajet       pas de rentrée cette année       à trente mètres devant elle une fille se retourne       croise son regard       une prostituée       à cause du rouge à lèvres rouge vif       ce n’était pas son genre Camille à treize ans naturelle et vive       marxiste ou trotskiste en devenir       blonde dorée avec une frange qu’elle coupait elle-même       souvent une mèche dans la bouche       un tic       jamais de robe ou de jupe       c’est bien elle qui se retourne ses petits yeux ronds       un homme à un pas derrière elle qui franchit la même porte       la porte où elles se séparaient en rentrant du lycée       avec moulures en surnombre laquées en vert anglais       son regard trop loin pour en saisir l’expression        ralentissant la marche stupéfiée par l’apparition       une fourrure blanche sur ses épaules nues clairement un vêtement de circonstances       ce devenir impossible pas Camille       l’ancienne rebelle en midinette en talons en pute       les regards se reconnaissent après cinq années passées       un centième de seconde       ces cinq années qui métamorphosent des gamines en femmes       elle ouvre la porte verte à heurtoir doré       suivie par l’homme en complet       je connais la chambre où elle le mène dans l’appartement à couloirs et parquets       chez ses parents la pièce du fond       où nous avons expérimenté discuté rêvé attendu d’être femmes       mais femme comme cela n’était pas prévu       elle aimait les garçons sans fourrures ni épaules dénudées       d’être pute il n’a jamais été question        vivre et non exister oui       être ou ne pas être oui       pute non       de la distance dans son regard nos mondes séparés       un écart infranchissable       trente mètres d’impossibilité       elle s’engouffre dans le couloir sans doute pressée de se débarrasser de l’affaire et toucher son argent       dans un glissement inéluctable       une salve d’énergie lancée à douze ans qu’elle n’a pas pu arrêter       ou n’a pas voulu       ou n’a pas su       a manqué d’aide       on incriminera les dealers.

Lundi 27 septembre 2010

un coup de vent attaque les deux cyprès bleus déjà penchés vers l’Ouest       les retrousse en dénudant les branches       les premières gouttes de la taille d’un crachat s’écrasant sur le sol de tout leur poids       aussitôt bues par la terre exsangue       toute la haie en stress hydrique les feuilles pendantes qui molles qui jaunies qui enroulées sur elles-mêmes       puis la déferlante en biais       la colline et le jardin striés de gris et d’éclairs blancs       l’eau giclant au bout de la gouttière bouchée       comme une fontaine à jets multiples mais désordonnés       les masses d’eau se déversant rebondissant sur les vitres de la véranda bientôt s’insinuant sous les fenêtres       après une succession de départs définitifs et de dissolutions de famille       le premier orage dans cette maison alors qu’on vivait ailleurs       seule alors qu’avant jamais       à genoux à éponger les gouttes claquant plus forts mêlées de grêlons       pas des balles de ping-pong mais malgré tout des grêlons       soudain le besoin de confiance dans ces fabricants de vitres       la résistance doit être calculée pour une taille certaine de grêlons ainsi qu’une quantité       laquelle s’accroît un son de jets de pierres tous les volets ouverts toutes les vitres claquées       essorant la serpillière au-dessus du seau alors que plus de fratrie ni couple et l’enfant parti       l’eau pénétrant aussi sous la porte les flaques se formant plus vite que la capacité des bras à tordre presser éponger       les rigoles sur les murs depuis les bas de fenêtres       et rescapé des temps précédents un chat terré derrière la cuve à fioul       on ne sait ce qu’on voudrait arrêter l’orage ou la matière des lieux dont il faut s’occuper       ou bien la terre le ciel et les histoires       mais on note bas de porte-fenêtre de gauche gouttière de zinc et arbres trop penchés vers la palissade voisine       on se dit normal les orages de fin août maintenant décalés à fin septembre       on s’accroche       quand même un toit et un chat       l’orage vous tourne autour et prend le temps de durer       vient la fin des grêlons déjà ça de passé       la terre a bu déjà ça et de toutes façons il faut nourrir le chat

Jeudi 27 septembre 2018

la clé carrée dans la serrure l’emploi du temps de la salle collé sur la porte jaune       premier jeudi de l’emploi du temps définitif car il est d’usage d’installer du définitif       et si trop de provisoire on râle       à partir de trois emplois du temps provisoires les profs en ébullition       on est allés jusqu’à huit ici       donc premier jeudi de sept heures de cours elle respire la salle       son amour de la salle intact tous les matins       mais parfois se dégradant au cours de la journée       troisième dizaine d’années       planches instrumentales affiches de films textes d’élèves       j’entends donc je vis       je salue la terre et la mer       je vois donc j’écris       allume les néons le clavier puis l’ordi        ouvre les portes blindées et les rideaux occultants       il y a une odeur de propre et de plastique chaud       les chaises bien alignées derrière les pupitres       depuis le bureau déballant ses classeurs regardant le platane toujours le même platane       pas taillé depuis deux ans       et les agents d’entretien sont en ébullition       nœuds de branches maîtresses comme des moignons d’où ont émergé des rameaux vigoureux chargés de feuilles larges       et parfois d’une nuée de moineaux venus piaffer après la fermeture du portail et le flux des élèves       un ballon orange est coincé dans les branches et pâlit avec le passage des saisons       deux pigeons s’ébattent de leur vol lourd claquant des ailes dans ce qui doit être un nid       mais pas un nid de brindilles enchevêtrées les pigeons ne transportant ni brindilles ni ficelle ni duvet       un trou un creux un repli au carrefour de deux branches       à la sonnerie il faut descendre chercher le premier groupe on décide que désormais on les fera se ranger mieux       puisque pour la salle d’à côté ils forment une belle ligne deux par deux et pour sa salle un paquet       les mêmes élèves selon selon qu’ils vont dans son cours ou dans l’autre       ça l’a toujours amusée mais parfois on cesse de rigoler       on décide de faire une belle ligne en bas et de la refaire en haut devant la porte jaune où eux sont inscrit en tant que troisième quatre       puis de cadrer avant qu’ils ne s’assoient il est maintenant huit heures trois       le platane s’ébroue la salle est pleine ce lieu très fréquenté       pas une place libre pour un jeu de chaises ou un isolement nécessaire       le ventilateur de l’ordi souffle celui du vidéoprojecteur râle les néons vibrent plus aigu       le paquet de la cour transformé en quatre rangées ça rit ça se raconte ça fait la gueule et parfois ça pleure surtout les filles       mais trois accords sur le clavier remettent du cadre on va chanter       des chants dits engagés dont on ignore quelles traces ils laisseront et si c’était un bon choix       à cause de cette annonce       cette Marseillaise qui sera plaquée à côté du tableau le 27 septembre 2019       une grosse commande plastifiée de l’État pour toutes les salles des écoles des collèges et des lycées       à côté de la devise et du drapeau français.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.