Elle aurait pu tricher, Eliane. Arrivée à la place de la Fontaine aux chiens, elle biche de ne pas tricher, Eliane. Elle aurait pu s’asseoir sur un banc, sortir de son gros sac à dos un carnet et écrire le début d’un nouveau chapitre de roman. Mais elle n’est pas comme ça, Eliane. Elle saisit juste l’ici et le maintenant de la Fontaine aux chiens.
Les chiens ne sont présents que sous forme de têtes de pierre sculptée, il y en a trois et c’est de là que sort l’eau de la fontaine, en trois jets qui tombent de la colonne centrale où sont scellées les trois têtes de chiens. Cela fait trois impacts d’eau tombant d’un bon mètre dans le bassin circulaire. L’eau est claire, le bassin a dû être nettoyé il n’y a pas longtemps. Le soleil qui passe juste à l’oblique en frisant l’angle de la maison Henri IV accuse les cernes de l’eau qui s’écartent des trois points d’impact et frémissent. Pas de risque pour autant que l’eau déborde du bassin. La margelle de pierre est assez haute et large, de quoi s’asseoir dessus. A moins de préférer le bois des bancs à double planche d’assise et dossier central qui ont été implantés à moins de deux mètres du bassin, séparés de lui par un carrelage sombre à petits pavés. Un enfant a dû jouer là récemment ou peut-être un chien est venu boire et s’ébrouer, il y a une flaque à égale distance de la margelle et du banc qui est le plus proche de la rue St-Jammes. Oh, une petite flaque…
Eliane arrive à la place de la Fontaine aux chiens, après avoir longé la façade de la Maison Henri IV, sans trop la regarder et la première chose, c’est de déposer son gros sac à dos sur le banc le plus proche de la rue St-Jammes. L’eau qui tombe des trois têtes de chien fait un bruit affriolant. C’est la fin de l’étape Quatre de son tronçon du chemin de St-Jacques pour cet été, la plus dure jusqu’ici, avec la chaleur. Elle sent ses semelles alourdies par la terre rouge du causse qu’elle vient de traverser, une terre ramollie par l’orage de la nuit précédente et devenue collante. Elle va s’asseoir sur la margelle et se déchausse. C’est tout un jeu d’essayer de ne pas trop secouer les chaussures de marche pour ne pas faire tomber la terre qui s’y est accrochée, scrupule aussi de ne pas salir ce lieu. D’ailleurs, une fois la première chaussure ôtée, elle va en claudiquant jusqu’au banc, la poser, à l’envers, à côté du sac. La terre s’est séchée, craquelée sous la semelle, elle est d’un rouge profond, Eliane en oublie de retirer l’autre chaussure. Son bâton de marche est là, calé entre les deux planches à s’asseoir, appuyé contre le dossier central, juste à côté du sac. Elle le soulève, le saisit comme s’il était un crayon démesuré et teste l’enfoncement de la pointe ferrée dans la terre. Trop sec, cela ne fait qu’effriter. Elle finit par retirer son autre chaussure et, en chaussettes, va jusqu’à la fontaine. Mais elle hésite à y plonger la pointe de fer, l’eau est trop claire dans le bassin. Heureusement, il y a une petite flaque à mi-distance entre le banc et le bassin, pour mouiller la pointe du bâton. Revenue au banc, Eliane picote en la massant la terre accumulée à la faveur de l’une des rainures de semelle. La terre répond favorablement, elle colle bien et la pointe du bâton parvient à en détacher une petite boule d’un rouge sombre. Eliane regarde autour d’elle. Les planches d’assise des bancs sont sombres, de même que les petits pavés de la place. Mais cette fois, résolument elle va jusqu’à la margelle, si claire, et se met à écrire en traînées rouges sur la pierre grattée par la pointe de fer. Elle est seule sur la place. Elle a assez de terre mouillée pour écrire, en rouge sombre sur fond de blanc légèrement blondi, le mot chemin. Pas un roman.
très curieux… un peu suspendu