Le premier soir allongé sur ma couchette improvisée, un lit de camp inconfortable et grinçant, dans une salle à l’éclairage un peu blafard, mes yeux se ferment malgré moi. Les petits hublots tout autour font danser les ombres. Pas besoin de couverture, il fait déjà trop chaud. Les vagues se fracassent contre la coque et donnent l’impression de se cogner davantage encore la vitesse prise. Ça pue la transpiration et le linge mal séché. On est bien une centaine dans la pièce, entassés jusqu’aux derniers recoins, pas le moindre espace vide, les lits sont collés les uns aux autres, une vraie marée de matelas à perte de vue avec des corps étendus. La disposition des postures se multiplie à l’infini comme autant de figures ou de statues figées : des hommes allongés sur le dos la nuque calée les bras croisés sur le ventre ou prenant la position fœtale, en chien de fusil, des hommes couchés sur le ventre, se cachant les yeux d’un bras pour éviter l’éblouissement. Certains dorment déjà, le bras derrière la tête, en étoile de mer. La nuit nous inonde ; les hublots sont des encres marines qui dessinent nos rêves. Des pieds dépassent des lits, des chaussettes tombent, des bras ballants trainent jusqu’au sol. L’étourdissement a entamé les chairs et suspendu tout mouvement. L’arrêt a figé les corps jusqu’au matin.
Le lendemain, le 11 Août, une belle journée s’annonce. La mer file entre nos doigts, je n’ai jamais rien vu de pareil. Sous le soleil ardent. Des cormorans et des mouettes je les entends. Je circule toute la journée, affairé entre la salle Sainte Marguerite au second entrepont qui nous tient lieu de dortoir juste à côté des 3e classe et de la cambuse, le réfectoire au second entrepont où tous les repas sont servis et le pont. Pas de temps libre le matin, les corvées sont distribuées à chacun de nous par roulement : déjà laver et astiquer le sol à grande eau, il faut gratter, frotter et avoir un bon coup de brosse pour enlever toute la saleté qui s’accumule. J’aide aussi à changer la paille des chevaux et je donne un coup de main aux palefreniers. La matinée passe ainsi avant le déjeuner et après ça tape fort. Il y a beaucoup trop de bruits d’ailleurs : on ne s’entend plus depuis longtemps. Dans l’après-midi, les jeux de société offerts au moment de l’embarquement sont distribués pour nous occuper ; une fois déballés, il y en a vraiment pour tous les goûts :des jeux de cartes, des jeux de loto et de fric-frac, des jeux de l’oie et de dames, des jeux de petits chevaux et des dominos. C’est plus qu’il n’en faut pour distraire les gars qui n’ont jamais connu pareille accumulation, cette montagne de jeux les effraie presque autant qu’elle les amuse. Avec des yeux d’enfants devant tant de merveilles, ils sont bien décidés à prendre du bon temps. Les groupes de joueurs s’organisent et envahissent une partie du bateau avec dans leurs mains leurs précieux butins.
Je suis une partie de cartes mais cela ne me passionne guère. Il fait trop chaud on transpire dans la salle et c’est mal aéré. Difficile de s’isoler, de trouver une place en raison des encombrements ; mise à part la nuit où le calme revient comme par enchantement. Je préfère d’ailleurs ces moments-là curieusement et j’essaie d’aller sur le pont seul ou en compagnie de Louis. Le bateau a pris la route d’Alger, la blanche. Deux jours encore avant de l’atteindre, j’imagine.