Ce fut par une chaude journée d’été que je découvris mon amour pour le camping. Jusque-là, je crois, je n’avais même pas envisagé que cela pût être un mode de vie, qu’il existât des gens qui puissent aimer ce genre de loisirs, car trop différent, trop classe moyenne, trop contact humain, une promiscuité malsaine très difficile à comprendre. Il est vrai que j’appartiens à une strate de la société qui ne regarde pas vers le bas, qui ne songe évidemment pas à s’attarder, ne serait-ce qu’une seconde, sur ce qui ne lui ressemble guère. Mais, ce jour-là, en attendant Marie-Jeanne près de la collégiale, je sentis la nécessité, après une réunion particulièrement fastidieuse, de faire quelques pas sur le quai dans l’espoir de recevoir un peu de fraicheur venue du lac. Sur l’autre rive, une caravane blanche. Portes ouvertes, ses occupants entraient et sortaient dans un va-et-vient léger, tout affairés à la préparation d’un repas en plein air. Déjà la table pliante avait été installée sur l’herbe, près de l’eau ; une bâche formait une espèce d’auvent qui les protégerait du soleil, des plats arrivaient aussi, je crus entendre des rires, perçant comme du cristal la masse d’air épais de la canicule. Un chien tournoyait autour de ses maitres et l’ensemble semblait vibrer dans une espèce de danse menée dans un tempo exact et parfait, comme si elle avait été essayée des dizaines de fois jusqu’à devenir magnétique, envoutante. Un homme, une femme, deux enfants, un petit garçon, une fillette d’une dizaine d’années, une harmonie contagieuse, oserai-je déclarer du bonheur ? Ils étaient sur le point de s’installer autour de la table et d’entamer leur repas quand Marie-Jeanne arriva, me disant qu’on était en retard pour aller je ne sais où, voir je ne sais qui. Je partis à regret. Pourtant, j’allais oublier cette scène pendant deux années encore. Deux années pendant lesquelles je vaquais à mes fonctions de CEO d’entreprise, j’allais à des diners et des réceptions où je ne savais pas que je m’ennuyais, je participais à des réunions interminables que j’endurais comme un élève appliqué qui consciencieusement fait ses devoirs, le soir avant de se coucher. J’étais envié dans ce monde que je connaissais par cœur et où je me déplaçais avec aisance, un sourire aux lèvres, des mots de circonstance pour tous ceux que je côtoyais. Un ordre parfait qui s’étendait à la vie familiale, une vie lisse à laquelle on ne pensait pas, ou plus ? Cette année-là, je restai seul pendant les vacances d’été, ma femme étant allée avec des amies pour une retraite yoga en Sicile (à l’époque je ne m’aperçus pas de l’insolite qui résultait de cette combinaison), mes enfants, déjà adultes, avaient leurs propres projets, qui me coutaient fort cher d’ailleurs. Seul, disais-je, avec beaucoup plus de temps libre qu’à l’ordinaire. Entre le moment où j’entrai dans le stand automobile et celui où j’en sortis, au volant d’une caravane énorme, lourde, difficile à manier entre les rues tortueuses de la ville, je ne me souviens de pratiquement rien. Mais, apparemment je l’avais bel et bien achetée. Je m’empressai de gagner le périphérique et de me diriger vers le parc de campisme qui se trouvait à environ dix kilomètres du centre. On arriva à trouver une place pour ma caravane au fin fond du parc, contre le grillage qui le séparait d’une route assez mouvementée et très bruyante à cette époque de l’année. J’acceptai toutes les propositions avec docilité, emplacement, règlement, consignes, conseils. Me disant que le plus difficile était fait, je m’assis sur les marches de la caravane tout en regardant les pins, le ciel bleu qui pointait à travers les branches, je découvris qu’autour de moi d’autres véhicules semblables au mien avaient déjà gagné leurs propres racines, pelouses artificielles à l’entrée, pots de fleurs, chaises et même des fauteuils prêts à accueillir désirs de repos ou de dolce farniente. Je me rendis compte que dans ma maison mobile, à part ls meubles, il n’y avait rien. Je me demandai comment il fallait faire pour avoir de l’eau, bref, j’eus un léger frisson d’horreur, puis me suis rassuré en pensant qu’une toquade comme celle que je venais d’avoir n’avait rien de dangereux ni de définitif.
Le mensonge
J’avais mon histoire prête depuis longtemps sans pourtant savoir le jour, le moment exact où elle s’échapperait accompagnée d’un sourire de mes lèvres menteuses. Mon cerveau avait travaillé presque malgré moi de manière à en parfaire les détails. Des inventions provisoirement inconséquentes, libres des amarres de la confiance. J’ai raconté mon histoire à celui qui désirait l’entendre, mais qui, par simple politesse, n’osait la demander, et qui m’a crue. En racontant mon histoire, quelques bribes d’existence lancées en parfaite harmonie avec la conversation en cours, je me suis prise au jeu de la vérité et un sentiment de bien-être m’a envahie, non pas parce que je croyais à mon propre mensonge, mais parce qu’à mesure que je le racontais, je le vivais, les êtres, les faits que j’inventais faisaient désormais partie de moi. Ma vie, à cet instant, était cette histoire. J’ai pensé à un rêve, de ces rêves tellement vivides que l’on pourrait sentir la piqûre d’un insecte sur notre bras endormi. Si j’avais raconté à moi-même cette histoire, je n’aurais certainement pas senti la même chose. C’est le regard de l’autre qui l’a rendue palpable, à portée de main, une main qui jette son dévolu sur un fruit appétissant dans une corbeille remplie d’autres fruits. Je me souviens à présent du ruisseau inventé au fond du jardin d’une autre histoire lointaine, une maison heureuse, et je me rends compte que je suis prête à tout pour qu’on ne me prenne pas en pitié.
Les épouvantails
Elle gardait ses épouvantails comme on garde un troupeau de chèvres, avec un total dévouement. Assise sur une chaise basse et enfantine, elle rétrécissait à vue d’œil sous le soleil. Elle les avait alignés sur deux rangées le long des pousses fragiles qui tentaient de percer la terre pour arriver à leur apogée et les figuiers aux fruits de miel. Elle observait leur travail immobile, n’intervenant qu’en cas d’extrême nécessité, lorsque l’un des pantins avait besoin de réparations, d’être remplacé, ou quand les couleurs criardes avec lesquelles elle les avait habillés devenaient fades sous la lumière et n’effrayaient plus aucun oiseau. Elle prenait alors la créature défectueuse, lui refaisait un costume digne d’une parade, avec des bandes de tissu bien serrées autour de son corps et le reposait délicatement à son poste d’épouvante. Les passants, surtout des enfants qui traversaient en courant le sentier qui les menait vers d’autres horizons, l’interpelaient en lui lançant des propos cruels : « Ils sont plus beaux que toi, mais c’est pas difficile ! » « Pourquoi tu vas pas leur faire compagnie ? Tu manquerais pas ton coup ! » Elle répondait à ces injures avec un silence indifférent. Ceux qui l’insultaient le jour, revenaient la nuit pour lui voler des figues, se moquant bien des formes bigarrées qui pourtant les regardaient de leurs yeux vides, ne remarquant pas qu’elles diminuaient de taille au fil des jours et qu’au bout de quelques semaines une autre, de dimensions humaines, la remplaçait à l’endroit exact où se trouvait l’antérieure.
(formidable comme on peut croire à la deuxième – elle m’a fait penser à l’un des amants de Marguerite Duras) (j’aime beaucoup la première qui me semble parfaitement fertile féconde une poursuite quelque chose – sans doute parce qu’il s’agit d’un type qui coupe quelque chose comme certaines amarres – en gros, disons que c’est comme ça que ça commence) (la trois m’a fait un peu penser à ces mondes un peu étrangers où, d’un pas à l’autre, je me retrouve dans un autre temps) (extra)
Un grand merci à toi pour ces commentaires généreux et si justes ! Effectivement, je pense développer le deuxième début car ce désir de couper les amarres me trotte depuis longtemps dans la tête. La fiction idéalise, mais conforte aussi. Le deuxième va dans de ce sens. Et, oui, le troisième est une espèce d’incursion dans quelque chose que je ne sais pas bien définir ! C’est venu comme ça. On ouvre une écoutille pour voir ce que cache le fond.
C’est un très joli trio servi par une belle écriture, on aimerait lire la suite.
Merci, Laurent ! Oui, le premier début aura une suite, car l’amant du camping veut raconter son histoire, je pense !
Le texte de la deux ! Comme il ouvre… Les épouvantails comme planter tige au sol. Go, Helena, go. Merci.
Oh, merci, Anne ! Oui, le texte de la deux est ce qui me fait aller de l’avant. Ouvrir quelque chose et dire ce qui est difficile à dire. Merci encore !