Je n’ai jamais édité de livre. J’en ai concocté quelques uns, mais sans accéder au statut d’imprimé. L’épreuve du feu, des hommes, l’exposition au jugement. Donc on peut dire : je n’ai jamais écrit un livre. Voudrais-je le tenter que je continuerais cette manière : écrire sur un papier ou à l’ordi sur les genoux, dans le lit, dans le train, en conduisant, en aimant, presque, sur le bord d’une table, en se réveillant la nuit et du coup gravant sur la main, le téléphone, un mouchoir papier. Mais n’ayant jamais écrit un livre, puis-je savoir ? Ecrire est une pré-occupation qui ne prend pas tout mon temps, au contraire je le vole. Et les motifs, je les puise dans les ateliers qui arrivent à provoquer le déclenchement. Seule, je me tourne vers des sujets qui me touchent trop. Et préfère me piquer à un désir étranger, à un surprenant objet jusqu’à là inimaginé. Tiens ! On peut travailler ainsi ? et sur cela ? Tellement addicte à l’exercice que je saute parfois d’une proposition à l’autre, alors que, accumulation de matériaux sur lesquels construire, ou encore faille où me glisser excaver ! Temps de l’imprégnation où moments proches de l’hypnose quand le corps est plongé dans la réalité à accomplir, les gestes du quotidien, tandis que l’esprit flotte. Les auteurs cités, s’en pénétrer, ouvrir les yeux sur leur ingéniosité ; les mots essentiels de la proposition, à décalaminer puis à tremper dans un bassin plus large. On est là et on n’y est pas, combien soulevé dans cette double vie. Dans le haut comme dans le bas : le travail se fait souterrain. Jusqu’à ce qu’arrive le mot, la phrase ou l’expression qui donnent angle, préhension du sujet-objet, première étincelle, cristallisation unique, absolument nécessaire pour l’entrée au cœur de la fusion. Surgie souvent la nuit souvent, qui m’ouvre les yeux, moi qui rêvassais. Feuille toujours manquante, je note sur la main, sur un mouchoir papier ou encore saisit sur téléphone. L’attraper comme on a à retenir un rêve. Là, curieusement, impératif. Si c’est au moment où je conduis, répéter la formule jusqu’à ce qu’elle puisse être écrite. On a frotté les pierres. L’étincelle a eu lieu. Il faut souffler pour les braises puis nourrir pour les flammes. Heureux moments d’immersion à rechercher une idée dans le déjà-là, corriger, rebâtir, amplifier, repartir, déplier, étendre et supprimer, visualiser, visualiser. Je n’ai jamais écrit un livre. J’ai abrité, habité, hanté des textes, oui, à peines histoires, surtout images, sensations. De ne pas écrire un livre : pas de manie, pas de rituel, pas de temps consacré, ni de lieu : au jardin, au café, l’été, l’hiver, le matin, la nuit, plusieurs jours de suite, rien pendant des semaines, rien quand la peinture accapare, ou la musique, ou le privé, sinon que ça, matin, midi et soir. Jusqu’à l’étape du recopiage, élagage, nouveaux forages, restant dans la même musique, le même haletant, lancinant, balançant, ou rêveur saccadé. Alors première impression globale : les pages par paquets sur la table, par terre, à agrafer ou désunir, peut-être un rituel ? Mais annotations, rajouts, suppressions, et alimentation par photos, bacs de mots -Littré et Crisco Caen- et livres aimés ne cessent pas, ils se font sur l’ensemble. A vouloir avancer jusqu’au bout, enfin, non, pas jusqu’à la transformation, juste un tapuscrit accompagné de photos dans un album, une plaquette fantaisie, un fascicule étroit. Je n’ai jamais écrit un livre. Oublier. Quand on y revient, toujours à l’esprit : soulever le couvercle de la boîte et laisser sortir les vents.
parfait (merci) (j’ai beaucoup apprécié apercevoir que le sens de « aimant »dans ton « en aimant, presque » se lisait « naturellement porté à aimer » mais aussi « oxyde de fer qui attire le fer (le faire) et autres métaux (dont l’or) » (bravo)
Vous m’ouvrez des perspectives, je ferai plus attention, la prochaine fois, à ce que j’écris. A ce qui s’écrit plutôt. A moins que ce ne soit à ce qu’un autre, inspiré, réécrit. Merci, Piero Cohen-Hadria, pour cette prolongation dans les harmoniques…