Les fantômes des morts d’une guerre reviennent. Ils reviennent parmi la vie des vivants. Ils se répandent. Ils se répandent en histoires et ils racontent. Ils racontent aux vivants comment ils sont morts ; eux, les morts de cette guerre.
C’est la nuit. Un homme dort. Au chaud. Lit king size. Matelas waterbed ou à mémoire de forme. On se garde bien de le réveiller pour en vérifier les étiquettes. On n’a pas le droit de le réveiller. Son sommeil est précieux, rare. C’est un homme de pouvoir. C’est un chef d’État. Le chef d’une grande puissance. Pour nous, inaccessible. Comme il dort bien cet homme de grande puissance ! Qui oserait prendre le risque de le réveiller et d’ainsi voir compromettre la bonne marche du monde au lendemain matin ? Qui oserait affronter le service d’ordre qui veille sur le sommeil de cet homme de puissance mondiale ? Il dort seul pourtant. Aucun garde en arme à ses côtés, aucune compagne aucun compagnon. Seule la nuit l’entoure. Pas de murs visibles, ni de fenêtres, rien que la nuit. Les fantômes eux n’ont pas tant de scrupules. Ils se faufilent partout, même au plus profond du sommeil. C’est ce qu’ils font. On les voit se glisser dans le sombre. Ils s’approchent du lit et ils tournent autour dans une pantomime digne de la commedia dell’ arte. Ils observent le dormeur. L’un d’eux se penche et souffle dans ses cheveux. Rien, l’homme dort toujours. Le fantôme souffle plus fort. Cette fois, le dormeur d’importance bouge dans son sommeil. Au pied du lit, un autre fantôme soulève la couette et, d’un ton moqueur, désigne l’érection puissante qui déforme l’entrejambe du pyjama mondial. Les autres fantômes gloussent. Le dormeur se retourne brutalement. Entre alors un fantôme plus petit. Le fantôme d’un gosse. Il s’approche du dormeur. De la tête du dormeur. Il pose une main sur le front d’importance. Il la laisse un temps. Celui qui dort ne réagit pas. Alors, le petit fantôme lui parle.D’abord, il susurre. On entend pas vraiment son dire. Puis sa voix se fait plus forte, de plus en plus forte. Les autres fantômes cessent leurs pitreries. Ils s’éloignent et s’assoient un peu en retrait. Dors bien ! Tu sais combien sombrent dans leur dernier sommeil à cause de tes décisions ? Et comme elle est difficile et interminable cette tombée dans leur dernier sommeil aux morts ? Tous, ici dans ta nuit on y est passé. Et toi ça va, tu dors toujours bien ? Moi, c’est les pierres. Ils m’ont jeté des pierres. Ils me les ont jetées de loin, de près, sans doute des coups aussi, mais c’est les pierres qui m’ont tué. Toutes leurs pierres sur moi, une pluie de pierres pour me fracasser le corps. De partout j’ai craqué. Je les ai pas vus ceux qui lançaient, juste entendu leurs cris et leurs pierres. De ces pierres claires et sèches. Ces pierres calcaires pour les murs et les abris. Ils en avaient un bon stock. Je voulais pas quitter le village sur tes ordres. Ils ont appliqué ta loi, ta loi de pierre, ta loi de pierre sèche. Ils m’ont laissé pourrir. Faire exemple et montrer aussi l’obéissance, l’obéissance à tes ordres de pierre. Les animaux ont eu pitié. Ils ont partagé mon corps. Je sais pas qui a croqué mon cœur. Et maintenant, je viens là, on vient là, pour te chuchoter tout ça dans ton sommeil. Ça t’inspire pour tes cauchemars d’homme de pierre ? Chaque nuit, on est plus nombreux par ta faute. On pense à ceux qui restent. Celles et ceux qui sont pas encore devenus morts comme nous tes fantômes. Tu achèves nos vies, tu fermes tes yeux. Nous, on ouvre nos bouches pour toi. On déverse le flot de nos histoires entre tes deux oreilles, dans ta tête de pierre. Dormir sur tes deux oreilles ? Tu connais quelqu’un qui peut y arriver à moins de les lui couper ? Ils ont bien dû essayer les soudards qui se réclament de toi. Tu as beau te retourner, toujours une de tes oreilles là pour nous entendre. On espère quoi ? Juste te dire, avec l’espoir d’infléchir ta puissance de pierre ? Même pas. Juste pourrir tes nuits avec nos vies rapportées. Le petit fantôme claque des doigts. Les autres se lèvent et entament une sarabande tout autour du dormeur. Ils l’asticotent, lui chuchotent à l’oreille. Le dormeur se tourne et se retourne. Ce geste qu’il a comme de chasser un moustique. Les fantômes l’esquivent. Dans l’agitation, de sous son oreiller, un tube de comprimés tombe puis roule sur le sol. Un fantôme l’ouvre et en distribue le contenu à ses compères.
Les fantômes des morts d’une guerre reviennent. Ils reviennent parmi la vie des vivants. Ils se répandent. Ils se répandent en histoires et ils racontent. Ils racontent aux vivants comment ils sont morts ; eux, les morts de cette guerre.
Fraîcheur vert foncé du jardin de la sous-préfecture. Le calme et l’ordre des massifs, des jets d’eau et autres grottes, avec nymphes et satyres couverts de vieille mousse. Assis depuis quand sur ce banc pour échapper à la chaleur de l’été ? Les nouvelles ne sont pas bonnes. Là-haut, le front est enfoncé, les hommes tombent, mais ils sont vaillants. Un flottement dans l’air. Je baisse mon journal. Je lève les yeux. Je sursaute peut-être. Cette présence. Là, debout, devant moi, devant ce banc de jardin public de sous-préfecture. Un homme me domine. Dans le contre-jour, je distingue d’abord son uniforme. Non pas un pour la parade, plutôt un treillis pour le combat. Et des batailles, il en a vues : couleurs passées, parsemé de tâches douteuses, de pièces et reprises mal cousues. Pas de galons. Cheveux hirsutes, visage marqué, regard tourné vers moi mais comme vide. Ou plutôt, il semble voir à travers moi. Regard comme à fouiller mon dedans de moi. Même après mon salut, il ne parle pas. Il reste fixe, mains dans le dos. Je me décale un peu et l’invite à s’asseoir à mes côtés sur le banc. Il ne bouge pas. Je ponctue en lui demandant s’il ne souffre pas trop de la chaleur avec son uniforme. Son mutisme pèse. Je suis pour me lever mais me découvre sans force, paralysé telles les statues qui parsèment le jardin. Désespéré, du regard, j’essaye de trouver l’aide d’autres promeneurs. J’ai justement choisi ce coin du parc pour sa tranquillité. Je constate que je n’entends même plus le gazouillis des fontaines, ni les cris plus lointains de l’aire de jeu. J’ai peur. Alors, une voix. Une voix monte en moi. C’est sa voix. Il me parle. Il me parle en dedans. Sa voix raconte, se raconte.
Les fantômes des morts d’une guerre reviennent. Ils reviennent parmi la vie des vivants. Ils se répandent. Ils se répandent en histoires et ils racontent. Ils racontent aux vivants comment ils sont morts ; eux, les morts de cette guerre.
Elle me dit ça : « Les fantômes vont revenir. Les fantômes vont vous raconter ». Ses paroles d’elle. Les premières que j’entends. Elle en a peut-être prononcée d’autres avant, mais je suis le premier à les recueillir. Signe de confiance ? Un mois après mon arrivée. Faute de personnel, votre stage d’observation est devenu professionnalisant. Votre salaire, c’est votre formation. Bien monsieur. Affectation en salle d’activité. Ouvrir et rester disponible pour les patients entre les soins du matin et le repas de midi. Mettre à disposition jeux de société, puzzles, petit matériel de dessin et de peinture, perles. Un baby-foot aussi. Outils d’occupation et de socialisation. Être à l’écoute, sans jamais s’imposer et toujours bienveillant. Très enrichissant et ne pas hésiter à s’appuyer sur l’équipe, très contente du renfort apporté. Vite enrôlé par la table du Scrabble comme remplaçant. Ils m’aiment bien, je perds avec constance. Remplaçant encore, après dix heures quand, entre deux sorties cigarettes/cafés ou après un rendez-vous avec un médecin, les plus jeunes viennent pour une partie de baby. Ils m’aiment bien, je suis une passoire et un manche. Et puis elle. Elle arrive dans la salle un matin. Un infirmier l’accompagne. Je ne les connais pas. Aucun d’eux ne m’adresse la parole. Mon uniforme comme d’invisibilité. Après l’avoir installée à la table art plastique, l’infirmier étale feutres, crayons, et feuilles puis il part. Elle, présente/absente. Après quelques minutes, elle se saisit d’une feuille et commence à dessiner. Voûtée, concentrée, elle ne s’arrête pas. Je passe à plusieurs reprises près d’elle. Les dessins s’accumulent jusqu’au repas. Quand la salle se vide, je dois assurer le rangement. La pile de ses dessins. Grands coups de feutres sombres sur toute la feuille. Parfois, des tâches rondes aux couleurs plus vives, écarlates. Je les mets de côté dans un carton. Le lendemain et les matins qui suivent, elle reprend sa place, elle dessine sans cesse. Je lui prépare son matériel, elle le trouve quand elle arrive. En fin de semaine, avant la relève, une des médecins me rend visite. C’est bien à moi qu’elle s’adresse, à propos de sa patiente. Le carton plein de dessins. Elle exprime sa satisfaction et explique que placée dans le service il y a six mois, sur décision de justice, après que trouvée à errer dans les rues par les caméras de police. Aucune famille, aucune identité. Autour de la trentaine. Bonne santé physique. Comportement rationnel, habitudes régulières mais, comme sans doute constaté, mutisme total, aucune interaction sociale. Diagnostique probable : syndrome post-traumatique. Les dessins, ça peut confirmer. Essayer d’entrer en parole avec elle ? Je dis mon manque d’expérience. Elle répond pas grave, que du positif. Pas brusquer, prendre le temps. Totale confiance de l’équipe. Merci. Alors, quand pas de remplacement Scrabble ou baby, dire bonjour, demander si on peut s’asseoir et attendre. Attendre un mois avant que ses mots roulent/rapent. Ses fantômes qu’elle trimballe au dedans. Ses fantômes qui commencent à prendre corps dessin. « Les fantômes vont revenir. Les fantômes vont vous raconter. » Ses fantômes qui vont bientôt prendre sa voix. Ces fantômes d’elle, je les attends. Je les attends avec leurs histoires à raconter.