Robinson arriva sur l’île au moment précis où son ancêtre avait déjà déposé au sec sur le sable tout ce qu’il avait pu extraire du navire échoué. Il se vit entouré d’un bon nombre de coffres en bois, d’amarres, de morceaux de voile déchirée et d’autres objets qu’il ne prit pas la peine d’analyser. Un chien, qui apparemment avait été capable lui aussi de quitter le navire sain et sauf, jappait allègrement autour de lui, et deux chats, probablement contents de retrouver la terre ferme, flairaient minutieusement leur nouveau territoire.
Il faut fêter tout cela ! dit Robinson s’adressant au chien qui n’arrêtait pas de tournoyer comme s’il avait besoin de remercier l’air, le soleil, le sable fin de la plage d’être encore en vie. Une fois les caissons ouverts, il trouva rapidement ce qu’il cherchait : une grande quantité de rhum et d’autres cordiaux tout aussi alléchants. Sensationnelles ces boissons, revigorantes, faisant exploser en lui les pensées les plus exquises. Au diable la vie maritime et toutes ses frayeurs ! A bas les ordres, les cris, les tâches rudes et monotones, les quarts de vigie, le froid des nuits et la canicule suffocante des journées sans fin, à bas la mer à perte de vue, immobile et dense, monstrueuse, engloutissant pêle-mêle dans ses gouffres profonds, poupes et proues, hommes, mâts géants ! Comment a-t-il pu survivre à une telle catastrophe ? Mais il était bien là, intact, sans une égratignure, fin prêt pour la délicieuse aventure de ne rien faire si ce n’est se laisser aller au gré des heures et des jours. Animé par les douceurs de l’alcool, il commença à réunir des morceaux de bois et autres débris que la marée avait déposés sur le rivage afin d’allumer un énorme feu dont les flammes s’élevèrent aussitôt dans l’air comme une louange au ciel. Et, tel un novice dans un rituel païen, il commença à danser autour de cet autel incantatoire tout en chantant de vieilles chansons marines. Il ne se souvient pas de s’être endormi ou d’avoir perdu connaissance. En entrouvrant les yeux quelques heures plus tard, il découvre avec horreur une ligne courbe de fourmis géantes qui progresse le long de son bras et s’apprête à envahir son visage. Se lève d’un bond, secoue les insectes de son corps, mais, étourdi par les vapeurs de l’alcool, retombe aussitôt. C’est à ce moment qu’il l’aperçoit : immobile, noir, silencieux, colossal, un homme aux cheveux longs le dévisage de ses yeux vifs et brillants. Cela doit être Vendredi, pense Robinson encore complètement ivre.
De sa lance pointue, Vendredi toucha l’orteil droit de Robinson pour le sommer de se relever et de le suivre. Titubant et hagard, ce dernier trouva prudent de lui obéir. Ils s’engouffrèrent dans des sentiers bordés d’enclos où broutaient des chèvres et des boucs. Sur l’un des versants d’une colline, quelques touffes de ce qui semblait être de l’orge tentaient tant bien que mal de pousser. Eh bien, pensa Robinson, voilà le mythe de l’île déserte parti en fumée. Celle-ci semble bel et bien habitée, et je vais d’ici peu connaître ses habitants. Il ne se trompait pas car, arrivés dans une clairière au sol en terre battue, Robinson et son guide s’arrêtèrent près d’une rangée de cahuttes faites de grosses pierres, d’amas de boue séchée, et aux toits couverts de paille de riz. Quelques poules rachitiques picoraient ici et là. A ce moment, une grande silhouette sombre et maigre émergea de l’obscurité de l’un des cabanons, affronta la lumière du jour en clignant des yeux, avant de dévisager attentivement Robinson.
—Ah, te voilà ! Il était temps ! — murmura l’homme qui lentement se dirigea vers l’endroit où se tenaient les nouveaux-venus.
Robinson comprit à ces mots qu’il était attendu dans l’île et que les paroles proférées par l’homme n’étaient pas forcément de bonne augure.
—Tu enfin nous as trouvés— continua l’homme qui parlait avec un fort accent et sans souci de la grammaire.
—Je ne comprends pas. Je ne cherche personne. J’ai été victime d’un naufrage. Mon bateau a échoué ici par hasard.
—Pense si tu veux, mais nous on t’attendait y a des années.
—Je ne comprends toujours pas.
—Il est ivre — précisa Vendredi. — Il a bu grande quantité de rhum qui se trouvait dans les caisses, sur la plage.
Contrairement à l’homme devant lui, Vendredi parlait un anglais impeccable.
—Tu viens d’arriver juste et déjà tu fous la pagaille. Mais t’inquiète toi-même, tu vas payer tout ça. A doubler.
L’homme avança encore d’un pas. Il avait un chapeau pointu sur la tête, portait un pantalon déchiré, un pull d’une couleur indéfinissable, sale, et de son ceinturon en cuir pendaient deux révolvers. Il avait dans les mains un mousquet qu’il pointa à la hauteur du visage de Robinson. Au même moment, six ou sept hommes, armés eux aussi, tout aussi maigres que le premier, yeux éteints et enfoncés, sortirent des autres habitations. Ils formèrent un mur défensif autour de celui qui semblait être leur chef. Vendredi, lui, se tenant toujours près de Robinson, observait l’ensemble d’un large sourire.
—Je ne sais pas ce que je vous ai fait. Comment voulez-vous que je sois responsable d’une chose que je n’ai pas commise ? Et le rhum, je l’ai trouvé là où il était. Que je sache personne n’est venu le réclamer.
—Fait le malin, lui. On s’en fout. Vais rappeler ta mémoire.
Pendant que l’homme parlait, Robinson sentit ses paupières s’alourdir terriblement dans une somnolence telle qu’il fut sur le point de s’évanouir. Vendredi s’empressa de le retenir avant qu’il ne tombe, pendant que le chef poursuivait son discours.
—Tu arrives ici avec un héritage et un sort. L’héritage t’a laissé celui d’avant.
—Vous pouvez expliquer ? —demanda Robinson, dont les yeux se refermaient à nouveau.
—Celui que nous a laissés derrière, promis et pas payé promesse. Parti quand vu le bateau que pouvait l’emmener loin. Mais, c’était pas le contrat. On devait sortir de l’île ensemble. L’important monsieur aussitôt vu sa chance s’est débiné. Promesse ? Contrat ? Envolés ! On est resté ici pour nourriture des cannibales.
—Attendez un peu ! Vous voulez dire que vous êtes ici depuis…
—Oui, depuis que l’autre parti. Vingt ans.
—Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ? — répondit Robinson qui cependant commençait à comprendre l’histoire. — Moi, je suis moi et cet autre dont vous parlez, je ne sais pas de qui il s’agit ni où il se trouve. C’est à lui que vous devez demander des comptes. Alors, si vous le permettez, je vais regagner ma plage. Je promets de ne pas déranger.
—Voyez, voyez cela. A essayer de faire drôle, le coquin. J’ai dit ton héritage. Vais annoncer ton sort. Grand sort, parce que toi vas tenir la promesse de l’autre et nous enlever d’ici.
—Moi ??? Mais je viens d’arriver. Qui vous dit que je veux repartir ?
—On s’en fout. Toi iras aussi.
—Il y a un détail qui m’échappe —objecta Robinson qui retrouvait petit à petit ses esprits et sa sobriété. Si vous voulez tant sortir de cette île, pourquoi ne l’avoir déjà fait ? Vous avez eu vingt ans d’essais, alors pourquoi en reviendrait-il à moi de vous tirer d’affaire ? A ce que je vois, vous avez des bras et des jambes et me semblez en parfait état de santé !
Vendredi fit un léger signe d’approbation en écoutant ces arguments.
—T’as bien nous a regardés ? On est vieux, fatigués. Difficile travailler et vivre.
—Oui, vieux, fatigués, et assez fous aller rattraper le passé.
—Tu dis quoi ?
—Je dis que votre histoire ne me convainc pas. Vous auriez pu construire une douzaine de bateaux et faire le tour du monde si vous l’aviez voulu.
—Maintenant, il y a un bon bateau pour aller. Toi vas raccommoder le navire cassé.
Rien qu’à l’idée d’entrer dans le navire et de ce qu’il pourrait y découvrir, Robinson eut un frisson d’horreur.
—Mon navire est dans un piteux état ; la proue est totalement défoncée. Je vous souhaite bonne chance au cas où auriez un bon bateau capable d’arriver jusqu’à l’endroit où il se trouve.
Vendredi intervint à ce moment-là :
—Ils n’ont pas de bateau car ils ne sont pas capables d’en construire un. Ils n’arrivent même pas à faire flotter un radeau.
—Silence, créature immonde ! Va voir les chèvres et apporte le lait.
Vendredi, docile, sortit de l’enclos d’un air très digne, empoignant bien droit sa lance comme un drapeau. Robinson, resté seul avec ses ennemis et en pleine possession de ses capacités, commença à comprendre que s’il voulait passer le reste de sa vie tranquille sur ce bout de terre isolé, il aurait encore pas mal de travail devant lui.
Il n’alla pas très loin dans ses réflexions, car après quelques brèves paroles entre le chef du clan et ses subordonnés dans une langue qu’il comprenait tant bien que mal, on le saisit brutalement et on le traina de force à l’intérieur de l’une de cahuttes. L’odeur qui y régnait était nauséabonde. Jeté contre un mur, Robinson fut aussitôt ligoté comme un morceau de viande que l’on s’apprêterait à mettre au four. Il aurait préféré rester à l’extérieur, mais après une rapide vérification des nœuds avec lesquels on était en train de l’attacher, il trouva préférable de rester là où il était. Les trois hommes qui l’avaient ligoté, satisfaits de leur travail, retrouvèrent leurs comparses à l’extérieur où régnait une grande et compréhensible agitation. La perspective d’une soirée arrosée au rhum en était la cause et déjà le chef ordonnait qu’on aille chercher quelques caisses sur la plage où elles avaient miraculeusement atterri. Robinson sourit en écoutant les consignes du chef du clan et même temps qu’il tentait déjà de se libérer des cordes qui le retenaient. Vendredi entra dans la cabane à ce moment lui apportant une espèce de soucoupe remplie de lait de chèvre que Robinson ne put évidemment boire. Ils se regardèrent un instant, Vendredi avec son grand sourire, Robinson avec une certaine appréhension. A nouveau seul, il continua son travail en vue de sa liberté prochaine. A l’extérieur, tout paraissait prêt pour la célébration, qui, entre des jurons de joie et des exclamations vibrantes de soulagement, se prolongea tard dans la nuit, à la grande consternation de Robinson, depuis longtemps libre de ses amarres. Il dut attendre patiemment que les voix s’apaisent et donnent lieu à de longs et profonds ronflements. Quand il sortit enfin de la cabane, il respira à grandes gorgées l’air de nuit, tout en contemplant la scène qui se présentait à ses yeux : huit hommes affalés sur le sol, complètement ivres. Vendredi se tenait debout dans l’enclos et observait lui aussi le spectacle. Quand il vit que Robinson avait réussi à sortir de sa prison, il comprit que peut-être quelque chose allait changer dans sa vie.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand, un à un, les huit hommes commencèrent à se réveiller, ils se regardèrent avec un grand sourire de satisfaction en pensant à la fête de la veille. Entre des commentaires jocasses et des rires, ils s’acheminèrent en titubant vers la cabane où ils avaient laissé leur prisonnier. Mais, à l’intérieur, à part un monticule de cordes et une soucoupe de lait tourné, il n’y avait évidemment plus personne.
—Il s’est échappé ? —demandèrent-ils les uns aux autres, encore trop étourdis.
Le chef fut le dernier à entrer et à confirmer l’évasion. Il commença à jurer.
—Imbéciles ! Incompétents ! Quelle espèce de nœuds vous avez fait ?
—Des nœuds de marin. Ce sont les seuls qu’on sait faire.
—Incroyable ! Cherchez partout immédiatement !
—Mais où ? Il peut être parti dans n’importe quelle direction.
—Eh bien, on ira dans toutes les directions. Vous deux, vous partirez vers l’ouest, vous autres vers le sud, toi et toi, vers l’est, moi et Circo on ira au nord. Prenez quelques provisions. On se retrouve ici demain matin pour faire le point de la situation. Prenez aussi des munitions et des cordes.
Un des hommes donna l’alerte :
—Où est ce maudit cannibale ? On ne l’a pas encore vu aujourd’hui.
—Il a dû aller voir les chèvres. Vous deux, vous passerez par les pâturages et vous l’emmènerez avec vous.
—On devra aussi entrer dans la forêt ? — demanda un autre homme.
—Pas besoin. Il n’est pas stupide, comme on a déjà pu le remarquer d’ailleurs.
Obéissant à leur chef, rapidement, les huit hommes se dispersèrent une fois réunies les provisions et les armes. L’île était en effet immense et le fugitif pouvait se cacher n’importe où, dans le tronc vide d’un arbre, dans une grotte, à l’abri d’un rocher, et même dans la forêt vierge, si l’envie lui prenait. Au bout de quelques heures, ne trouvant ni Robinson ni Vendredi, quelques groupes abandonnèrent leurs recherches, préférant manger, boire, et se reposer sous l’ombre d’un arbre ou dans une clairière, tapissée de mousse. Les plus diligents, entre lesquels se trouvaient le chef, poursuivirent leurs recherches jusqu’à la tombée de la nuit, mais n’eurent pour autant plus de succès que leurs comparses.
Le lendemain, comme convenu les quatre groupes se dirigèrent vers leur campement, tout en espérant que les autres aient eu plus de chance qu’eux-mêmes dans leurs recherches. Ils arrivèrent à quelques mètres de leurs cabanes presqu’au même moment. Un nuage noir s’élevait dans le ciel, et si ce n’était l’odeur intense, ils auraient pu croire à une violente tempête qui se formait. Mais l’odeur, la terrible odeur de brûlé, les remplit d’épouvante. Ils accélérèrent leur course jusqu’à leur logis. Au loin, un chien hurlait. Ce n’est qu’en arrivant dans la clairière qu’ils purent constater l’incontestable étendue de leur malheur : leur minable campement brûlait placidement au soleil. Ils ne pouvaient plus rien sauver. Tout avait disparu en cendres noires et n’il restait plus que cette odeur insupportable qui les fit s’éloigner au plus vite de ce cimetière de vies passées. Anéantis, misérables, ils arrivèrent sur la plage à la recherche d’une bouteille de rhum ou d’un quel qu’autre remontant qui pût soulager un peu leur douleur. Mais même cela leur avait été nié. Une longue trainée de sable blanc s’allongeait devant eux sans aucun vestige de présence humaine. Au loin, entre des cocotiers, le chien du navire les observait attentivement sans s’approcher. En vain ils cherchèrent aux alentours ce qui restait du butin appartenant au navire échoué. Rien ! Un silence ébahi régna pendant longtemps parmi eux, jusqu’à ce l’un des hommes se décida à prendre la parole.
—Que va-t-on faire, chef ? On n’a même plus rien à manger. Et du feu, comment on va allumer du feu ?
—Va chercher quelques bûches là où tu sais —lui répondit le chef. On va en allumer un ici.
—Ici ? Mais c’est dangereux. Et si on nous repère ?
—Qu’est-ce que tu préfères ? Être attaqué par les bêtes sauvages au milieu de la forêt ou par les cannibales ?
Un grand silence se fit. Le chef continua.
—D’ailleurs, des bêtes sauvages j’en ai vu en bon nombre ; des cannibales, aucun.
—Mais, et la créature, elle viendrait d’où ?
—Sais pas. Et d’ailleurs, cannibale, mon œil. Il mangeait que des herbes.
Ce fut ainsi qu’ils passèrent les premiers et les derniers jours de leur nouvelle captivité. Allumant des grands feux sur la plage, buvant du lait de chèvre et s’abritant comme ils pouvaient sous les feuilles des arbres quand il y avait une tempête. Dédaigneux de leur sort qu’ils considéraient maintenant comme immutable et sans espoir aucun, à mesure que le temps passait, ils dédaignèrent aussi la mer. Plus personne ne surveillait l’horizon, tout occupés à conserver leur feu de bois et à y faire cuire le peu de viande ou de poisson qu’ils parvenaient à se procurer. Maladifs, déprimés, silencieux, chacun d’entre eux plongé dans les pensées les plus sombres, ils ne s’aperçurent pas de l’arrivée des bateaux. Quand ils voulurent fuir, il était évidemment trop tard. Une horde d’hommes puissants les neutralisèrent aussitôt, les ligotèrent et les trainèrent dans leurs canots, entre des cris, des menaces vaines et des protestations. Bientôt ils ne furent qu’un point minuscule sur la surface sombre qui rapidement les engloutit. Le chien, voyant la côte hors de danger, sortit de sa cachette et commença de japper comme pour appeler quelqu’un. Le lendemain Robinson et Vendredi reprirent finalement possession de leur territoire.
L’île connut, à partir de cette nuit et pour un bon nombre d’autres nuits, une ère nouvelle. Avec tout ce qui restait du navire, ils construisirent un monde à leur mesure et volonté. Un monde contraire aux rêves grandioses et ambitions démesurées. Ils possédaient une maison qui les protégeait du froid et de la pluie ; un bateau pour pêcher et explorer ce qu’ils considéraient comme sûr. Prudemment, ils évitaient la plage et les grandes étendues vides ; préféraient la forêt où le versant nord de l’île, aride et peu propice aux débarquements inopportuns. Ils avaient un champ d’orge et un troupeau de chèvres et un monde immense à découvrir. Ils ne faisaient que l’essentiel, car la vie est trop courte et n’admet pas de fantaisies.