Chapitre 1 : Où l’on verra comment le petit Jean-Paul Rousseau n’avait aucune disposition à devenir écrivain
Lorsqu’il était enfant, Jean-Paul Rousseau avait deux chats. Ou plutôt, vivait en compagnie de deux chats dans la maison de ses parents. Numéro 1 était gris. C’était un chat souffrant d’obésité qui passait l’essentiel de son temps sur un coussin dans le salon devant une télévision allumée en permanence. Numéro 1 (c’était vraiment son nom) avait une culture télé assez impressionnante. Il était capable de reconnaître les émissions en entendant depuis son coussin la musique de leur générique, il connaissait toutes les speakerines (il y avait des speakerines à cette époque) et il pouvait reconnaître la voix de Léon Zitrone. Mais personne évidemment ne s’en doutait puisqu’il ne parlait pas. Numéro 2 aurait pu dévoiler le talent secret de Numéro 1 car elle savait parler. Numéro 2 (c’était vraiment son nom) était une chatte blanche malingre qui aurait pu passer pour abandonnée et mal nourrie mais elle oubliait tout simplement de se nourrir. Numéro 2 n’était pas très futée et elle devait son incroyable don à une anomalie génétique dont la découverte aurait sans aucun doute révolutionné le domaine de l’éthologie et bien plus encore. Mais ce ne fut jamais le cas pour une raison très simple : Numéro 2 n’avait jamais éprouvé le besoin de dire quelque chose. Jean-Paul Rousseau et ses chats, ou plutôt les chats qui vivaient avec lui, n’ont jamais eu d’interactions au-delà du regard lointain et dédaigneux. Jean-Paul Rousseau n’aimait pas les chats et les chats n’aimaient pas Jean-Paul Rousseau.
Chapitre 2 : Où l’on trouvera la réponse à la question cruciale : « être écrivain, à quoi ça ne sert pas ? »
Très tôt à l’école, Jean-Paul Rousseau s’est mis en tête de devenir écrivain. Il est probable que sa première et principale motivation eut jamais été d’avoir son nom imprimé sur la première page d’un livre. Qu’importe si le livre en question eut pour utilité de caler l’armoire normande d’une vieille tante ou de prendre la poussière dans un grenier, Jean-Paul Rousseau aimait lire son nom. Cela dépassait bien évidemment le seul exemple du livre, Jean-Paul Rousseau aimait lire son nom quelles qu’en soient les circonstances, sur une copie à l’école, sur la liste des lauréats du brevet des collèges ou sur sa carte d’identité. Jean-Paul Rousseau passait des heures à admirer sa carte d’identité. Lorsque Jean-Paul Rousseau décida de devenir écrivain, sa première interrogation n’a pas été de savoir à quoi il allait pouvoir être utile mais, tout au contraire, en quoi, être écrivain ne servait pas. L’établissement d’une telle liste fut d’ailleurs le premier travail de sa mission d’écrivain. Ce travail devait rester sans aucun doute la principale oeuvre de sa vie d’écrivain qui, malheureusement pour lui, ne connut jamais le bonheur d’être édité. Être écrivain ne sert pas à prédire la météo, à conduire un poids-lourd, à réussir des îles flottantes, à éviter les coups de soleil et à réparer une moto.
Chapitre 3 : Où l’on ne verra pas que la vie d’écrivain est semée d’embûches
Persuadé que son oeuvre littéraire serait tardive (il devait être proche de la réalité puisqu’il ne sortit jamais aucun livre), Jean-Paul Rousseau occupa un emploi de bureau durant l’essentiel de sa vie lui assurant un revenu suffisant pour atteindre ses vieux jours. En attendant d’écrire le livre qui le consacrerait comme écrivain, avec son nom imprimé sur la couverture. Durant la totalité de sa vie professionnelle, il se leva tôt le matin pour prendre un train de banlieue et rentra tard le soir. Comme il n’avait aucune imagination, son livre aurait pu concerner les horaires des trains, voire l’utilisation des machines à café pour collectivités. Mais le plan de Jean-Paul Rousseau tourna court lorsqu’il fut victime d’un accident cardio-vasculaire une dizaine d’années avant de pouvoir profiter de sa retraite, le plongeant prématurément dans une inactivité forcée. Cette accident hypothéqua ses chances de devenir écrivain puisque dans son esprit, il devait s’atteler à cette tache une fois à la retraite. Évidemment, aucune raison objective ne pouvait justifier cet abandon, là où, bien au contraire, un écrivain en devenir aurait profité de l’occasion pour anticiper son rêve. Mais Jean-Paul Rousseau était un homme de prévisions et comme il n’avait pu atteindre la retraite selon ses plans, il décida de ne pas devenir écrivain. Il ne connaitrait donc jamais la vie d’écrivain.
Chapitre 4 : Où l’on ne verra pas Jean-Paul Rousseau se tirer de quelques mauvais pas
Sa non-carrière d’écrivain aurait pu s’arrêter là mais un incroyable concours de circonstances souffla sur les braises de cette aventure idéalisée. Lors de l’apéritif de clôture du XXXIème festival des mangeurs d’huitres, auquel Jean-Paul Rousseau participait en qualité de bénévole même s’il n’appréciait guère les fruits de mer, il eut l’occasion de partager un verre de jus d’orange avec un journaliste du quotidien local « Le Pelouchard du soir », pigiste en qualité de critique littéraire, en plus de suivre les festivals de toutes sortes qui pullulent dans la région. Tous deux partageaient la même frustration existentielle de n’avoir jamais pu devenir écrivain mais à la différence de Jean-Paul Rousseau, l’homme en question n’avait pas abandonné l’idée de marquer l’histoire de la littérature. Son idée était de donner vie à un courant littéraire nihiliste consacrant les écrivains qui n’ont jamais écrit. Les deux hommes devinrent les figures de proue de ce courant qui trouva écho dans les pages du journal auquel collaborait le critique, juste avant d’en être congédié. Le sujet fut également évoqué un soir à la fermeture du bar « La godille » dans des propos enflammés et laissa pour seules traces une dent perdue et quelques ecchymoses.
Chapitre 5 : Jean-Paul Rousseau et la difficile question du réel
En dépit de Jean-Paul Rousseau qui n’a jamais réussi à écrire quelques lignes durant toute sa vie, la question de la réalité de l’écrivain demeure néanmoins une vraie source de réflexion. Si l’on excepte la production matérielle que représente l’écriture, ne peut-on pas qualifier intellectuellement d’écrivain une personne n’ayant eu de cesse de vouloir le devenir au point d’en adopter les rêves ? Même si elle n’a jamais écrit ? En ce qui concerne Jean-Paul Rousseau, il semble clair que son absence totale d’imagination ne plaide pas en sa faveur au moment de l’ériger comme tel mais au-delà de son exemple heureusement rare, combien de livres ont été écrits dans les têtes sans jamais connaître l’encre et le papier ?
Photo de Valentin Lacoste sur Unsplash
Merci JL pour cet exercice de banalyse qui rejouit mon W.E.