– Chapitre 1, où l’on verra comment Tanos est devenu poète
Souvent on l’appelle Tanos. Il répond invariablement, toujours la même chose : « Oui, c’est moi. Comment tu m’as reconnu ? »
Souvent on ne le connait pas.
Souvent, on le confond. Tiens par exemple, l’autre fois, on l’a arrêté. Il marchait dans la rue et on l’a arrêté. Souvent, on le connait, on le salue mais lui il ne connait pas et il salue… quand même. Être connu sans connaître est-ce un problème ? « Peut-être as-tu connu se disait-il dit et peut-être as-tu oublié ? » Dans tous les cas, c’est un bout de soi-même qu’on trimbale à l’insu de son plein gré. Qui se promène avec les autres, d’autres yeux, d’autres bouches, d’autres nez. Alors quand on se recroise avec ces nez, ces bouches, ces yeux qui vous ont emmenés ailleurs et qui vous reviennent de face, qu’est-ce qui se passe ? Lui, il a rien senti sur le coup, ça veux pas dire qu’il ne se passe rien car tout ça, il a réfléchi, ça met du temps à revenir à soi. Et puis comment ça se passe ? est-ce que ça comble des cases vides qui n’attendent que cela ou ça remplace de l’existant, que ça fout dehors et que ça aille voir ailleurs si je m’y trouve…
Ça, c’est pour les autres, pour cézigue, le nommé Mr. Tanos, y’a quelque chose de vrillé. Les autres, il se les fiche bien dans l’œil mais ça prend un chemin tout bizarre. Un miroir de fête foraine, ça repart dans tous les sens et en désordre et ça fixe rien dans sa cabèche. Qu’ils se débrouillent avec ces morceaux d’eux en vrac ! Il y est pour rien, dispense médical pour prosopagnosie. Lui-même, il en est victime, il se regarde dans la glace, il y voit un reflet, c’est lui et pas lui, symptôme de prosopaTanosie. Il a décidé de tout recomposer à son envie. C’est comme ça qu’il est devenu poète, sans le savoir.
– chapitre 2, où l’on trouvera la réponse à la question cruciale, « être poète à quoi ça sert »
« Sur la terre tout à une fonction, chaque maladie une herbe pour la guérir, chaque personne une mission. »
Pourvu de ce viatique, Tanos s’est mis en quête de la quête du poète. Il a regardé le nom poète, son p, son o, son e avec un è son t et à la fin son e qui traîne et qui est un peu comme la cinquième roue de cet attelage. Il a ensuite regardé son nom à lui, cinq lettres aussi. Pas exactement les mêmes, pas le même ordre. À quoi ça peut servir de peser tout ça, de passer les mots à la moulinette des sons, de les râper, de les touiller et de les tordre dans tous les sens ?
Il se voit raquette à la main, cherchant à renvoyer les mots à coup sec de tamis. Ça ne marche pas comme ça, ça passe par tous les trous et ça continue tout paisiblement sa petite route. Il se voit fouet à la main, claquant de la lanière mais les mots passent à côté de lui en riant. Qu’à cela ne tienne, se dit-il, il prends un fouet, un autre – de cuisine – et il les fait monter en neige. Et cela marche, les mots montent, montent, montent mais ça continue de monter et ça part hors la vue, hors les sens. Qu’à cela ne tienne se dit-il, et il recommence plusieurs fois, mêmes causes différents effets. Rien ne se reproduit à l’identique des fois ça monte, d’autres ça descend, ça part à gauche, à droite, de biais, en ligne droite ou en courbe. Finalement, Tanos laisse les mots faire leur vie, c’est à ça qu’il sert
– chapitre 3, où l’on verra que la vie de poète est semée d’embûches et pas de tout repos
Ça peut paraître simple dit comme ça mais c’est compliqué de laisser faire les mots. De ne pas les laisser prendre de l’enflure, de ne pas se laisser monter du col. Le poète n’est pas du tout le bienvenue. On le regarde du coin de l’œil, y’en a qui voudraient bien garder les mots en troupeaux dociles. Qui voudraient bien les caser là où ça leur va bien. Oublier ceux qui gênent. Le poète n’est pas un utilitaire. Il marche en marge des phrases en phase. Les accros des acronymes s’en défient du poète. Ça lui vaut des histoires, on lui cherche du projet dans des bureaux, lui toujours du même côté, ses interlocuteurs toujours de l’autre, la bouche pincée. Il doit se cacher pour en avoir de la tranquillité. On lui en veux d’avoir des raisons, les siennes à lui, et pas celles du temps. Plus il est juste plus il doit se justifier. Ça doit faire peur aux bonnes gens, ça amène un peu trop d’ombre avec ses mots, un poète, ça sent pas assez la javel et le détergent. Ça pourrait faire douter. Alors c’est fatiguant d’être un poète faut toujours remettre ça. Pousser des coins dans la tête.
– chapitre 4, où l’on verra Tanos se tirer de deux mauvais pas
Et d’un : s’oublier et se regarder en train de faire. Ça s’ouvre en tout grand devant lui. Tanos a plongé la tête dans l’eau, mot à l’eau, mollo, poumons pleins, un flotteur porté dans le courant. Et par degré, il s’est enfoncé, a pris du sérieux et du poids, tout était si facile. Ça l’a aspiré dans le siphon, ça tournait à l’ivresse, les mots avaient forme de clés, tout était huilé, les pennes s’ouvraient sans peine, ça sentait trop le beau, tout bien fiché. C’était foutu pour de bon. Un choc sourd l’a fait remonter, c’était un coin de réel qui lui avait cogné le nez. Il a eu chaud. Il a failli s’asphyxier.
Et de deux : Tanos a voulu devenir un sage. Fini les emballements, les visions fugitives. Il a des jugements bien rassis. Il aspire à l’objectivité et à la vérité, celle qui veut le grand V. Ses mots deviennent granit, on s’y fracasse les dents, ça n’a plus de goût. Ça parle de Tout, avec les majuscules mais ça ne parle plus de rien en vrai. Tanos survole le monde et ne le bouffe plus. C’est bien lisse et symétrique mais c’est mort. Il se réveille d’un mauvais rêve, balance une latte et envoie valser les mots. Le fracas et la brisure ça lui a manqué !
– chapitre 5, Tanos et la difficile question du réel
Tanos se questionne, Tanos se demande si le hasard lui a adressé un signe quand il a choisi quasi les mêmes lettres pour désigner mot et atome. Particule de langage et particule de Monde. Il doit y avoir quelque chose, une coréelation. Il faut juste organiser les mots comme il faut, former matière, coloniser le silence ou le trop plein, braver le bavardage et le prêt à parler, empêcher l’entropie. C’est trop con. Tant de profusion et pourtant le manque. Le bon matos se fait si rare, noyé dans la masse, l’informe, l’immonde. Il suffirait de secouer le cocotier, de remettre un peu le leste, de démonétiser les mots en cours, ceux devant lesquels on fait courbette, devant lesquels on plie l’échine. Tanos se dit qu’il peut retourner ces mots-là, leur faire une clé de bras, leur plier l’os, chercher l’articulation et en bon rebouteux remettre tout d’équerre. Tanos se dit qu’il peut leur refaire une vie, leur redonner du réel, enlever la crasse de l’évidence, du prêt à penser. Lui-même, il ne doit pas s’y laisser prendre, se faire rouler dans la farine et trépaner, la cervelle aux vents des vendeurs de confort. Il veut être libre, se détacher des piquets, arrêter de tourner court toujours autour des idées fixes. Il veut enlever la longe, dé-lyrer, casser la jolie musique, aller dans le tumultes, centrifuger. S’éparpiller dans la déréliction, refaire sens en partant de l’inorganisé.
« Tant de profusion et pourtant le manque. »… Votre personnage entre en scène avec une prosopagnosie et il en sort avec une furieuse envie de poésie et de liberté. Il côtoie probablement Thanatos ou la poésie de Tarkos avec une bouilloire dans le crâne. C’est un type sympathique mais sans doute imprévisible et fantasque. Merci de nous l’avoir présenté. J’ai envie de lui arracher un sourire. Il met de l’ambiance dans cette Transversale. Merci !
Merci Marie-Thérèse. Je lui transmettrai vos commentaires. Mais se reconnaitra-t-il quand je l’appellerai ? Je n’en suis pas sûr… Il n’est déjà plus celui qu’il fût hier.