La petite va s’éveiller, il faudra que le biberon soit chaud, il faudra le lui donner, la câliner, la distraire, l’aimer, l’entourer, donner à son petit corps sensation de présence et d’enveloppement, puis lui ouvrir le monde avec les bruits, les objets, le jardin. Il faudrait avant cela écrire dans l’urgence, voilà qu’en plus il faudrait que ce soit dans le questionnement, truffer le texte de questions. Lire la poétesse qui a fini écrivaine c’est suivre son fil d’Ariane, ai-je le droit ? D’écrire dans son prolongement comme skier dans les traces fraîches que le précédent a ouvertes dans la poudreuse. N’est-ce pas trop facile ? Une façon de ne pas chuter ? Peut-on chuter en écriture ? Aller à la ligne tout au plus, au pire. Ai-je le droit de suivre l’écrivaine qui suit sa phrase tombée du lit et qui la récupère sur un sol jonché de questions ? Et il faudrait de suite après avoir formulé une question, écrire une affirmation ? Négocions : une affirmation pour combien de questions ? Le silence est total ce matin. Pas le moindre oiseau pour venir me distraire. Il faudrait écrire sans leur fond sonore. La voix dans la tête est aussi nébuleuse que si elle me parlait en langage des signes. Les oiseaux se taisent, malgré l’heure matinale. Cela n’arrive jamais. Qu’est-ce qui a fait taire les oiseaux ? Les questions ? Même pas, elles se font timides. Tout est silence ce matin. Ne savent-ils pas que mon temps d’écriture est compté, que me priver de ce temps d’écriture du matin qui ne se représente jamais plus tard dans la journée – c’est au matin ou rien – me déboussole, me fragilise. Ecrire, c’est être au monde avec une juste distance, c’est mettre un écran entre les émotions et les faits. Ai-je besoin de l’écriture pour vivre ? Pour survivre même ? Ce temps de moi avec moi et rien en dehors est indispensable, une façon de recharger des batteries pour supporter le monde, toute sa vanité. Mon inadaptation camouflée plutôt. Les milliers de mots que tu as alignés au cours de ta vie, y auront-ils changé quelque chose à la marche du monde ? Auront-ils seulement ralenti sa fin programmée ? Avais-tu cette ambition ? Être une femme qui écrit tu pensais que ça te suffirait longtemps ? Pourquoi n’est-ce plus le cas ? Qu’est-ce que le fait d’avoir un éditeur aurait changé ? Ne pas avoir envie de passer par cette étape aurait eu plus de panache. S’en affranchir. Si tu avais été une écrivaine dans une maison d’édition, est-ce que cela aurait légitimé le fait de refuser de supprimer ce temps d’écriture du matin ? Voilà le biberon doit être mis à chauffer. Il devrait me rester dix minutes à tout casser. Le bruit du Béaba qui essaie de chauffer juste ce qu’il faut au bain-marie ce qu’on réussissait à faire avec juste une petite casserole sur le feu emplit tout l’espace sonore, tandis que ma frustration tente d’exploser ma cage thoracique. Tu écriras plus tard. Il faut faire semblant d’y croire. Est-ce que tu écriras plus tard ? Sent-on quand ce qu’on écrit est nul ? Toi tu le sens souvent. Si l’écriture est laborieuse, le texte sera mauvais. Il gardera ce relent de labeur qui l’amoindrira. La naissance de cette petite me ramène quarante ans en arrière et l’absence d’éditeur, c’est revenir plus de vingt ans en arrière. Quel est le chemin parcouru ? Te sens-tu plus écrivaine aujourd’hui ? Pourquoi est-ce que dans écrivaine j’entends toujours le « vaine » d’en vain, alors que je n’entends rien de tel dans « écrivain » ? Pourquoi rechignes-tu encore à t’autopublier ? Qu’est-ce que tu ne veux pas lâcher ? Pourquoi avoir besoin d’un autre qui autorise, qui légitimise ? Ne sais-tu pas que tes histoires ont le droit d’être couchées au propre sur papier broché ? Leur faire un beau lit comme dentelle dans le cercueil pour des corps qui pourtant ne ressentent plus rien, ni confort ni douleur. Je redoute la sonnerie, je l’anticipe, la voici. Ajouter 7 mesurettes pour 210 ml d’eau. Toi, tout ce que tu voulais c’est être lue, un peu, beaucoup, passionnément. Cela aurait changé quoi, même cela ? Si c’était ton seul objectif, tu n’écrirais pas ce que tu écris. Alors c’est quoi, ton vrai moteur ? Il faut maintenant finir par une affirmation, histoire de ne pas chuter, écrire ce n’est jamais se faire plus de mal que de bien. Voilà qui me servira d’affirmation. Une jolie façon d’enjamber la question. Ton vrai moteur, c’est quoi ?
Post-scriptum : Je ne poursuivrai pas ce texte. Il restera en état. Il est pourtant nécessaire d’ajouter que l’écrire a modifié quelque chose de l’ordre de s’affranchir, un mot né de cette obligation d’affirmations ou plutôt un verbe.
Quel magnifique questionnement sur fond de quotidien.
Merci Anne, tu me fais comprendre ce matin mes réticences à utiliser le mot écrivaine !
Merci de ton passage, Géraldine. Ce texte était assez intime. C’est bon de le sentir accueilli.
Merci pour ce texte plein de doutes. On en est tous là. J’ai senti peu de certitudes, peu de choses qui font vraiment plaisir dans le temps d’écriture préservé. c’est vrai, c’est une bataille : on dit encore « Danièle, elle passe tout son temps sur son clavier » !
Combien il est difficile de préserver ce temps ! Aucune autre activité ne paraît aussi illégitime (même le visionnage de séries ou le shopping sont moins critiqués). Il y a qqch qui fait peur aux autres dans ce retrait du monde. Tu devrais écrire là-dessus.
Merci de ta lecture, Danièle et de ta vision du texte. Oui, je ne parle que de doutes, faisant passer à la trappe le sentiment de n’avoir pas vécu pour rien la journée quand « ça » s’est bien écrit. J’aime ce que tu dis sur l’illégitimité de temps passé devant l’écran, la peur que ce retrait du monde suscite. C’est très intéressant, je trouve et tellement juste.
« Pourquoi est-ce que dans écrivaine j’entends toujours le “vaine” d’en vain, alors que je n’entends rien de tel dans « écrivain » ? « … Anne je l’ai pensé ce truc ( cent fois. même avec décorateur/trice (triste quand même de penser ça. Non?) Je voudrais bien qu’écrivain soit comme arbre, ou lame… rage, un pavé dans la mare. « Qu’est-ce qui a fait taire les oiseaux ? Les questions ? » Ils s’en foutent les oiseaux,non ? Est-ce que travailler et retravailler un texte sent forcément le « labeur » ? le rend exsangue? Poncé repris ravaudé ravalé comme mort? Faudrait quand même demander aux oiseaux… « Sent-on quand ce qu’on écrit est nul? » comme cette américaine milliardaire qui chantait Wagner ou Bizet faux à tue tête chantait, n’entendait pas la fausseté de son chant … chantait à en crever. Le biberon nous sauve quelques fois, ou la baignoire qui fuit ou l’oiseau qui se fracasse la tête sur la vitre … (un pneu à changer?) la vie matérielle ne tue pas toujours… Quant au précieux matin le défendre bec et ongles ( ça l’oiseau il sait faire) Merci pour ton texte Anne
Merci, Nathalie, de prolonger mon texte après l’avoir lu. Cela est si précieux après un texte si perso. Alors d’abord « décoratrice », ce que le mot féminisé t’a fait. Le « triste » qui s’invite en malotru. Voilà qui m’étonne. Ah, je ne suis pas la seule alors. Pour moi c’est « autrice » qui ne m’est pas possible. Toujours j’utilise auteurE. Je n’en démords pas. Tant pis si un dico a fini par trancher l’affaire et promu l’autre. Au début j’ai justifié cela par le fait que je vivais à cinq minutes de la frontière suisse et qu’eux disaient comme ça… J’essaie de vérifier ce fait aujourd’hui, je ne trouve rien. Mais autrice, non. Ce ne sera pas possible. Et avec ce que tu as dit de décoratrice, je cherche. Une drôle d’idée de meurtre plane au-dessus du mot « autrice ». Je cogite longtemps en passant en revue un tas de mots avant de trouver « matricide ». Voilà le mot associé à « autrice » ! D’où l’impossibilité de l’employer. Et c’est vraiment intéressant et révélateur. Et enfin j’ai demandé aux oiseaux et ils m’ont répondu que non, que tu avais raison, qu’un texte retravaillé ne finissait pas exsangue. Je pensais plutôt que s’acharner quand on sent que le ton n’y est pas ne sert à rien, il faudra alors tout reprendre. Et enfin j’ai adoré cette pièce que j’ai vue à Avignon où on racontait l’histoire très émouvante de cette cantatrice qui chantait faux. Existe-t-il des oiseaux qui chantent faux d’ailleurs ?
J’aime beaucoup ce Beaba et ce bain-marie qui bouillotte gentiment. Et j’en suis au même point que vous : c’est le mot vaine que j’entends dans écrivaine, malheureusement, alors que c’est aussi un joli mot. Joli texte plein de questionnements qui laisse planer des doutes existentiels
Merci, Elvire, de votre passage par ce texte assez perso. C’est bon de partager et merci aussi pour votre dernière phrase qui résume bien.
pour vaine, j’entends dans le masculin aussi « vain » si tu veux savoir – mais oui – et sin on prenait auteur (de la hauteur donc) ? il nous faut jouer des mots – il disait « sincérité » : formidable ! (bravo) (et merci)
Merci, Piero, de ta lecture. Oui, je me dis chaque fois qu’il y a aussi vain dans écrivain, mais comme dit Nat, c’est devenu comme arbre, lame… Merci pour auteur / hauteur. Je le reçois, le prends, le garde. Ne l’oublierai pas. Merci.
Embarqué. Homme ou femme, vaine ou vain, c’est bien le même silence qui suit nos points d’interrogation. Mille mercis.
J’adore, oui, ce silence après nos points d’interrogation. Très belle idée. Merci. Et aussi de m’avoir lue.
Elles sont toutes venues, Marina Tsvetaïeva (qui pourtant n’écrivait que la nuit), Sylvia Plath, Marceline Desbordes-Valmore , Robin Hobb et cette autre qui a presque utilisé le titre En lisant, en écrivant et dont le nom m’échappe ce matin, et Marguerite Audoux et toutes celles qui n’ont pas que ça à faire… Mais surtout, surtout Alice Munro « Privilégiant une apparente simplicité, son œuvre cherche une vérité universelle dans l’exploration de l’infime et du quotidien « . Ne te bile pas, Anne, disent-elles, tu es comme la douzième fée dans La Belle au Bois dormant.
Touchée, Emmanuelle, du temps que tu as pris pour me lire et pour me répondre et de la façon dont tu les fais toutes parler. C’est toi la fée. D’ailleurs à ce propos, ton nom d’éditrice est une chouette trouvaille. Merci.