Aborder l’expérience intime, singulière et secrète du travail d’écriture. Accessibilité de quelques repères : l’hétérogénéité des lieux, des temps consacrés, des accoutrements et des objets à proximité. Mais aussi les folies possibles, les incohérences et les transgressions. À chacun ses singularités, ses mises en scène extérieures et intérieures, à chacun sa fabrique, son échafaudage, son athanor.
mon bureau symbolique
Mon lieu de travail d’écriture est un lieu d’enfermement et de libération, une sorte de cage douce ou rude à ses heures dont pas à pas je dois effacer les barreaux. Dans un premier temps leur visibilité doit être totale pour apprivoiser toute mon attention et mon imagination. Ces barreaux sont constitués de différents objets, outils, lumières qu’il me plaît de retrouver, d’actes inhabituels aussi. Je prends appui sur des éléments avec lesquels j’ai des liens forts depuis l’enfance, un canotier de mon grand-père qui parade en haut d’une bibliothèque, une statue de plâtre représentant une fillette souriante en train de lire. Les rangées de livres placées derrière mon dos sont essentiellement occupées par des dictionnaires, des grammaires, des essais. Celles face au regard accueillent romans, poésie et livres d’art. Tous offrent une présence stimulante, celle d’amis fidèles riches d’apports constamment renouvelés et approfondis. Des photos d’enfants très chers, une copie d’une statuette étrusque filiforme, un bol tibétain, un benjamina dont le frêle feuillage anime un coin de la pièce. Par la fenêtre sur le côté, la vue à quelques mètres d’un pin parasol et de la mer ouvre l’espace sur une perspective. Un miroir sorcière, un tissu africain bleu marine et bleu indigo, un tableau de collines stylisées et de cerisiers en fleurs près d’Avignon, souvenir d’un ami peintre et d’une époque heureuse et bien lointaine.
ma carte géographique de l’écriture
Trois bureaux, le principal dans une grande ville méditerranéenne, le second dans l’arrière-pays à 1700 m d’altitude, le troisième dans le Gard tout près des Cévennes. Mal à me projeter ailleurs. Petit ou grand mais toujours porte close et vue vers l’extérieur, la mer, la montagne, les oliviers. Bonheur lorsque le chant des oiseaux est présent. Toujours sous la main un carnet nomade sur lequel en tout lieu et en tout temps il m’arrive de griffonner quelques phrases, quelques mots, qui deviendront plus tard comme une semence.
le temps de l’écriture sa mise en route les rituels les manies
Ni saison, ni heure, un désordre total, aspiration constante à une discipline tout en ne sachant pas la construire. Lorsque je m’apprête à écrire et que je me dirige vers mon bureau, mon oloé, je n’entre pas dans la pièce de la même façon que si j’allais y faire mes comptes ! Je me laisse capter par l’espace, les outils d’écriture, carnets, stylos, ordinateur. Puis je réalise comme une chorégraphie pour les placer là où il faut. Je ne peux pas écrire en musique ; il me faut entendre le bruit du papier, du stylo, le frottement de la main gauche sur le bois, ou le tapotement des doigts sur les touches de l’ordinateur. Je respire plus lentement, et je me lance. J’ai l’impression de grandir sur mon fauteuil, alors que mon dos s’arrondit, de rassembler toute mon énergie pour l’aventure qui va suivre. J’oublie tout ce qui est arrivé les heures précédentes, les soucis éventuels, je me désocialise et je m’adonne à écrire, à me gratter le sommet de la tête, à rester en pyjama, à garder les cheveux en bataille ou bien suivant l’humeur à m’apprêter comme si un concert allait commencer. Sensation d’un saut dans un ailleurs, comme une subtile transe. Prendre une grande feuille ou un carnet aujourd’hui, demain ce sera immédiatement l’ordinateur. Gymnastique des doigts, agilité de plus en plus grande, mots jetés sur le papier qui roulent comme des perles espérées maîtrisées ou bien au contraire mots incertains, malmenés et pourtant significatifs d’un trouble, d’une angoisse, de zones d’ombres. Il m’arrive souvent de dessiner à l’encre noire des toiles d’araignées. Besoin de me perdre dans ces figurations puis tenter d’en sortir. Ces parcours labyrinthiques semblent suivre mes pensées. Certains jours le déroulement est différent. Je me libère de la fréquentation étroite des objets habituels et je fixe mon attention sur un fragment de poème, un tableau choisi au hasard dans un livre d’art puis je laisse errer mon esprit. Après cette rêverie guidée, j’entre en écriture comme si j’avais été allégée d’éléments intérieurs encombrants. Aventure, espace où écrire, lire, penser, rêver. En général le moment précis d’écriture est précédé d’un travail d’approche subtil et lent réparti sur plusieurs heures. Besoin de lire des passages d’auteurs fétiches inspirants pour me plonger dans un autre monde. Impression de lâcher des amarres de tous ordres ; souvent, désir de me documenter jusqu’à satiété : textes, sons et images. Quand le trop plein est atteint, je sabre et il me reste généralement peu de mots, une photo, une référence. Mais un climat s’est créé, une atmosphère, une ambiance. Plus c’est étrange et plus le décollage s’instaure ; impression de dépliages successifs tant physiques, qu’émotionnels ou spirituels. Je suis alors secouée de sortes de jubilations suivies de déceptions, de difficultés à trouver le mot, je fais des pauses silencieuses, je tente d’être au plus près de ce que je souhaite exprimer, raconter, élucider. Chaque fois des mots récurrents, des obsessions non encore explorées surgissent. Écrire aussi rapidement que possible pour permettre des associations surprenantes ; puis réécriture et lectures à haute voix pour ressentir le rythme des phrases et la musicalité des mots. D’une manière générale j’ai du mal à organiser, discipliner mon temps les jours sans écriture. Mais dès qu’elle a son espace, le temps s’ordonne, et un bien-être physique, mental et spirituel m’envahit ! Sentiment d’avoir quitté le monde pour y revenir différente, plus impliquée peut-être, mais impatience de retourner dans mes libertés.
Belle rencontre avec tes toiles d’araignée. Une araignée bien alerte. Qui sait construire en prenant le temps nécessaire à ses travaux. Approche subtile pour une atmosphère, une ambiance. C’est fou ce que cette consigne dévoile et tisse entre « araignées ». Merci
merci Louise de ton passage.
je voudrais bien arriver à creuser ces toiles d’araignées
pour ma part, ce ne sont pas des êtres qui me dérangent – ou m’ennuient ou m’épatent – c’est égal, on partage l’espace – pour le reste je vois bien tes façons/manières/mains/styles/genres/manies-elles me sont assez sympathiques proches et j’en partage quelques unes – cette chance cependant (comme Ugo ou d’autres j’ai l’impression – il me semble que vous avez la pratiquement même vue de celle-ci) d’avoir de sa fenêtre vue sur l’horizon (pour ma part, je prends cette disposition grace à la musique)
« D’une manière générale j’ai du mal à organiser, discipliner mon temps les jours sans écriture. Mais dès qu’elle a son espace, le temps s’ordonne, et un bien-être physique, mental et spirituel m’envahit ! » J’ai été fascinée par cette phrase que j’ai l’impression de comprendre mais vis différemment : les jours sans écriture, c’est que j’ai beaucoup d’autres choses à faire et j’aspire à l’écriture comme un lieu où poser tout cela, me poser et ressentir le bien-être de cette pause.
Merci Danièle de ton passage.
Nous bricolons tous dans le bon sens du terme
« comme si un concert allait commencer »…
ah ce petit grain d’excitation et de folie, ce petit vide dans l’espace du cœur ou du ventre au moment de se mettre à l’ouvrage… et je te suis dans cet espace-là et je partage le bien-être ressenti pendant et après avoir produit quelque chose sur le papier ou l’écran…
ce texte, tu le reliras sans doute plus tard pour mesurer le chemin qui se fait dans la mise au travail, la modification des sensations ou l’immuabilité de certaines pratiques
en tout cas merci de nous avoir ouvert la porte de ton bureau et de nous avoir parlé de la petite fille en train de lire…
« ce texte, tu le reliras sans doute plus tard pour mesurer le chemin qui se fait dans la mise au travail, la modification des sensations ou l’immuabilité de certaines pratiques »
voilà tout un programme de travail bien défini.
merci Françoise de ta lecture.