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Les mots qu’il lance en partant et c’est définitif, il ne reviendra plus. Des mots et ce n’est que du vent, le souffle d’un instant, une exhalation fugace et avec elle un peu de son, et ce n’est qu’une parmi tant d’autres de sa vie à lui qui inspire et expire. Mais non, c’est un feu sous la cendre, invisible, tiède, sans rouge visible, que du gris, et le dégât de la combustion longtemps après qu’il ait claqué la porte de son appartement où il ne reviendra plus. Des mots tapis sous la cendre. Elle va les porter sur elle à même la peau comme une tache indélébile. Les examiner encore et encore. Pendant de longues déambulations dans la ville à ne penser à rien à regarder pour écrire ce qu’il restera dans le souvenir des lumières dans la nuit, des façades de la ville nouvelle si artificielle comme un rêve avorté, lui reviennent ses derniers mots. L’amant d’après, il est de passage. Il partira pour NY, parce qu’il ne peut plus rester quelque part, depuis qu’on a brûlé les mots qu’il avaient choisis et seulement ceux de sa langue maternelle, quand les traduits continuent d’exister ailleurs, d’être lus, et c’est comme couper à un arbre ses racines et attendre qu’il meure. Mais avant cela elle le recueille et c’est dans son lit.
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Elle est nue, les fesses à même le tissu de la chaise de bureau et il attend dans le lit à côté. Son appartement n’est pas grand, ils sont chez elle. Ils viennent de faire l’amour ou ils vont le faire et c’est cela qu’il attend, qu’elle vienne enfin se coucher. L’exaspération a trouvé par où s’insinuer dans le grand corps nu, étendu, et tendu vers la satisfaction de son désir. Il attend et ça gronde en lui. D’une frustration ancienne dont il ne dira rien, qu’il ne connaît pas, de ce que la femme est occupée ailleurs, en dehors de son existence, de sa présence au monde qui perd réalité, il attend et elle n’arrive pas et c’est comme le balayer le réduire l’effacer et dans un sursaut de colère il projette son grand corps musclé des deux jambes balancées du même côté et la couette gêne au peu mais l’entrave est légère ne résiste pas face à la rage qui assaille et bande muscles et tendons, et quand il sera habillé, sans un regard pour elle il traversera le couloir déprimant et lui criera les mots. Et les mots ne seront jamais les mêmes et chaque fois il y aura sa réaction à elle, l’impact sur son corps à elle, dans sa tête, dans sa vie et les porter longtemps ou les balayer d’un revers de main, ce serait chaque fois une histoire différente.
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Elle gratte du doigt le ciment entre les briques, le rugueux contre le doux de l’épiderme de l’indexe, c’est pourtant partie assez insensible, qui permet le frottement un temps, que ça dure sans faire saigner la chair. A ses pieds elle peut observer le sable clair qui tombe du mur sur le sol formant petit monticule qui s’élargit et prend de la hauteur, forme parfaite d’un chapeau pointu, avec dans le corps l’illusion de s’attaquer à un mur depuis son doigt d’enfant, écrouler le pan de mur est à portée de doigt. Ouvrir la maison par suppression d’un mur, agrandir, prendre sur quoi, élargir, passer outre. C’est projet d’enfance. Dans la maison de la vieillesse qu’elle a louée pour écrire, le sable s’insinue par un trou infime qu’elle a découvert dans le mur. Il s’amoncelle dans la maison qu’elle n’a pas le temps d’habiter, maison où elle avait imaginé qu’elle écrirait dans une solitude bienheureuse. Le sable emplit d’abord la plus petite des pièces, puis passe la porte par le seuil qui la sépare du salon comme on mange de la place il grignote l’espace. La chambre où elle écrit est épargnée, mais ce ne sera que pour un temps, la fin est programmée, elle attend en écrivant tous les mots qui lui viennent dans l’urgence avec au ventre la peur d’en oublier elle veut les utiliser tous les coucher sur papier jusqu’au dernier, ses carnets sont remplis elle est passée à l’ordinateur, une obligation qu’elle s’est donnée à elle-même de sauver les mots de sa langue maternelle et pour ceux de sa langue paternelle elle n’aura pas le temps le sable a emprisonné son corps s’est infiltré dans les interstices qui séparent les touches des lettres du clavier ses doigts bougent encore les mots écrire ensevelis lis lis lissssssssssssssss
C’est ce qu’il lit par-dessus son épaule et c’est de plus en plus bizarre ce qu’elle écrit. Il préférerait qu’elle écrive moins et vienne au lit plus tôt. Lui ce qu’il aime c’est la tenir dans ses bras pour s’endormir. Mais elle fuit et ne s’en rend pas compte. Il pourrait le lui dire, ces mots-là et d’autres aussi. Parfois il y pense aux mots qu’il lancerait en claquant la porte, des mots qui signent comme on fait mouche et ce serait définitif, elle n’aurait plus qu’à vivre avec cela, ce qu’il lui aurait dit, trois quatre mots, pas plus, mais bien choisis, des mots auxquels on peut repenser longtemps avec ce petit quelque chose d’énigmatique qui oblige à y revenir pour s’interroger encore sur ce qu’il a voulu dire exactement celui qui a dit cela et on ne le saura jamais supputer c’est tout ce qu’ils permettraient et ce serait dérangeant comme des ongles contre le tableau autrefois quand ses profs étaient des femmes ou quand dans la bouche deux dents glissent l’une contre l’autre avec force et l’horreur que cela fait dans le corps et il faut attendre un bon moment pour que l’effet s’estompe. Il ne partira pas avant d’avoir trouvé les mots qui conviennent. Ca leur laisse un peu de temps. Ils sont bien ensemble dans le lit. C’est ce qu’il pense en allant s’y recoucher. De là il voit son dos aux omoplates saillantes sous la peau blanche comme une peau sous cellophane que le soleil n’atteindrait jamais. Déjà il a envie de la toucher. Elle lui tourne le dos. Son visage reflété par l’écran ne le regarde pas.