commencement 1
Le pays dont il est question s’étendait sous des latitudes où l’hiver durait plus que toute autre saison. Un pays aux contours imprécis. Un pays au caractère sauvage et inhospitalier, doté d’un sol maigre pourtant capable d’engendrer des arbres robustes et de renouveler sa couverture végétale en quelques semaines sitôt que le climat devenait plus favorable, et en même temps ses populations vivantes. Sa faune et sa flore auraient mérité d’être étudiées et toutes les choses qui arrivaient en ses confins et n’arrivaient nulle part ailleurs auraient pu passionner les voyageurs, les chamans et autres amateurs d’étoiles et de paysages. Mais pas un d’entre eux, explorateur chasseur chercheur, n’avait eu l’idée — ou l’opportunité — de s’intéresser à cette terre ignorée, depuis longtemps tenue à l’écart des pays prospères. En vérité personne n’avait entendu parler d’Hammersoy et donc personne ne s’y rendait. Et beaucoup de temps avait coulé depuis le commencement des conquêtes à travers les forêts d’ombre, les steppes gelées, les landes rabattues par des vents capables de polir le rocher chambardé par diverses mutations géologiques, capables aussi d’affûter le contour des combes où circulaient des hordes d’animaux farouches et d’éroder les remparts des plaines où étaient venus s’installer à une certaine époque des groupes d’hommes solides et opiniâtres, et avec ça ardents et solidaires. Ce temps jamais mesuré avait installé le silence autour d’Hammersoy et l’avait repoussé vers des marges oubliées, comme condamné à respirer en dehors de la conscience du monde.
ou 2
ô terre
terre noire composée d’humus,
de limons, poussières de roche, feuilles torturées décomposées, écorces, noyaux et coques de fruits, détritus de l’air,
cadavres, arbres foudroyés,
scories et cendres issues d’anciens volcans,
copeaux de bois en provenance des hauts fûts grattés griffés par les bêtes, sciures extirpées même des fentes des plaies par les insectes,
toute la terre constituant le sol, le plancher, le support où marchent les hommes jusqu’à s’épuiser, l’implorant de les nourrir en même temps qu’ils lèvent les yeux vers le ciel si changeant, territoire sublime et inexploré avec l’astre très loin capable de chaleur — au-delà de l’imaginable —, reconnaissant en lui le maître du monde
ou 3
Linagred faisait partie de la race des géants. Il avait les mains fortes et le visage taillé dans la pierre. Nul ne se souvenait où il était né. Il avait traversé des déserts glacés et avait bravé des blizzards qui ne portaient pas de nom. Un jour il avait tout chassé de sa mémoire pour se vouer au présent. Et il s’était mis à glisser à la surface des choses, alors toute fureur l’avait quitté et un amour infini lui était venu pour les créatures — toutes les créatures. La fatigue et le temps avaient fini par ronger la peau de son visage comme le sel corrode le bordé du navire mais l’essentiel de ce qui le composait avait résisté au passage du temps comme peu d’hommes avant lui avaient su le faire. Même dans l’âge et dans l’effort violent, sa respiration demeurait libre. Linagred ne craignait ni la pluie rêche ni la grêle ni la mort. Il était habité par la confiance qui n’appartient qu’aux sages, mémoire dégagée des fardeaux comme nourrie d’un parfum de tourbe, limpide et primitive.
Et il avait vécu longtemps. Plus longtemps qu’aucun chef n’avait vécu jusque-là.
Il s’était imposé dès ses jeunes années. Après avoir fait ses preuves dans de nombreux domaines, les tribus l’avaient naturellement choisi pour guide et il était devenu leur protecteur, leur maître incontesté. Jamais il ne les avait déçus. Peu à peu il avait organisé la vie sociale, avait perfectionné l’habitat et réglé autant que possible les histoires de pouvoir et les querelles de territoire. Il avait aussi veillé à ce que chacun pût dormir à l’abri et que nul n’eût à souffrir de mise à l’écart ou de grave injustice. Il avait pris en charge les malades, les orphelins, les handicapés de naissance dans leur corps ou dans leur esprit. D’une main de fer et avec méthode il avait favorisé la paix et toutes les formes d’alliances, rassemblant ainsi les différents groupes qui constituaient son peuple jusqu’à les souder dans un projet commun et unifier leurs destinées. Linagred avait été l’un des chefs les plus estimés d’Hammersoy.
Profiter de ces propositions transversales pour oser "sortir", pousser dans la lumière un peu de ce travail qui traîne sur ma table depuis des mois et auquel je tiens... mais j'étais pour ainsi dire en panne, aussi je m'appuie sur l'atelier pour les ramener en surface Et je trouve ces mots comme par hasard : "Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés." Victor Hugo, "Du Génie", Proses philosophiques de 1860-65
Un parfum de tourbe, limpide et primitive comme la sensation ressentie à la lecture de tes textes. Et les mots de Hugo qui m’enchantent.
Ah ce retour qui tombe tout de suite ou presque après publication improvisée ce matin… merci vraiment, chère Louise
et ce parfum pourrait bien devenir pour moi une ligne directrice, une ligne de force…
Chaque début implique un livre différent. Faut-il choisir ? Ne poursuit-on pas le rêve de les prolonger tous ? Ou de les mêler. Mais comment ? J’aime la mise en situation du premier commencement, le lyrisme du second et la présence du personnage dans le troisième. Tout ce qu’il faut, finalement.
Sans doute que les propositions se mêleront en effet pour élaborer un commencement, tableau par tableau
Cet écho est constructif.
Eh oui, « tout ce qu’il faut, finalement »
Ne devrait on écrire que des commencements qui s’encordent s’entrelacent et définissent le récit ?!
Merveilleux ces débuts, Françoise ! Heureusement que tu les as repris.
Tu as une telle maitrise de l’écriture que tu peux écrire ce que tu veux !
Moi aussi, j’ai bien aimé les mots de Hugo.
Oh tu es vraiment trop gentille, douce Helena…
Maîtrise, maîtrise euh… il me faut toujours passer et repasser de nombreuses fois avant d’être un peu satisfait, et c’est beaucoup de temps à consacrer
Alors souvent je me dis que ce serait plus « rentable » (quel affreux mot !) de cultiver davantage de salades et de haricots !
(47,29 € de droits d’auteur pour 2021 chez mon éditeur principal, je viens de les recevoir !!… avec l’arrêt des rencontres et des salons, c’est la cata…)
Je reconnais bien là ton style Françoise. Cette force dans les mots, dans la nature que tu racontes, ce goût de l’histoire presque de la légende qui empreint tes textes. Les éléments de la nature mêlés aux caractères des personnages, la puissance des mots et des phrases choisies, comme dit Victor Hugo. Cette résonance avec des contes et mythes que je croise. Touchée par le portrait de Linagred. Merci.
Clarence, tu me touches à me reconnaître dans « mon style », dans mes mots…
Il n’existe pas de plus beau compliment…
J’essaie d’aller vers le simple, et donc le fort, mais… le chemin est difficile, je trouve…
chacun de tes livres lus a été « un engrenage », chaque texte publié dans l’atelier une promesse de nouvel « engrenage. » en voilà un ici bien en place
chaque fois prise avec le réel fait de descriptions rigoureuses poétiques, de rythmes et de sons associés..
Puis c’est l’envol dans un imaginaire à la fois intime et qui rejoint les mythes
La recherche du passage saura-t-elle nourrir l’envie de poursuivre pour le lecteur ?
Pour l’instant, l’écrire… pas à pas… m’enfoncer dans cette montagne mystérieuse et dangereuse…