Du mâchefer. Un filet de poudre anthracite s’échappa du trou. Elle y plongea son index avec un peu de retenue, au départ. Frotta la poudre entre ses doigts. Déposa un peu de poudre tout autour du trou, sans y penser. Elle appréciait finalement la texture de la poudre sous la pulpe de son index, appréciait de faire ainsi le tour du trou, de lui donner du relief, une sorte de majesté. Bientôt le trou ressembla plus à la pupille d’un œil dont elle traçait la paupière. Avant d’atteindre la couche de mâchefer, la perceuse avait traversé la brique, ce qui avait provoqué une petite coulée orange. Elle avait pensé à la plaie du Christ, celle du côté droit. Elle refaisait ce geste, de chercher de la poudre sale à l’intérieur du trou et de laisser des traces sur le mur. Son index se tortillait à l’intérieur comme dans un fruit, ou une oreille. Elle grattait énergiquement, en rythme. Pas la première fois qu’un geste répété l’amenait dans cet état de presque transe. Ces derniers mois avaient été généreux en moments extatiques. Lorsqu’elle avait débarqué dans ce que l’agence qualifiait de « charmante fermette à rénover » trois ans en arrière, elle avait été surprise d’avoir acheté une ruine, mais l’avait été bien plus encore après avoir constaté que le bricolage pouvait mener à la mystique. Un fois le geste trouvé, le bon, celui qui s’accorde avec le lieu et le moment, une porte s’ouvrait au-delà de laquelle temps et espace devenaient flottants. Le chantier n’avançait guère, mais elle, oui. Elle avançait. Elle creusait. Elle approfondissait. Elle avait peint, au début de sa vie, beaucoup. Avait fait les Beaux-Arts. Mais alors, elle ne trouvait pas le geste. Sa peinture était docile, convenue. Elle avait fini par renoncer. Soudain, elle se cassa l’ongle. Un frisson serpenta autour de ses côtes. Elle lâcha le trou et perdit légèrement l’équilibre. Son pied gauche recula de quelques millimètres et vint heurter la perceuse, posée sur l’assise de l’escabeau, qui vacilla, puis dégringola sur les marches en fer. Le conduit d’alimentation de la perceuse, enroulé autour de sa cheville droite, la fit basculer en arrière. Elle tomba à la renverse et se retrouva le dos fiché sur la perceuse. Quand on est mort, tout se fige. Elle avait fait un rêve, il y a longtemps, peut-être pas, elle ne devait pas s’attarder à ce genre de détails maintenant qu’elle était sur le point de mourir. Elle ne devait pas se disperser tout de suite. Elle pensait à ce rêve. Le rêve l’aidait à rester consciente. Ironiquement. Le rêve la ramenait à la réalité. Quel était ce rêve ? Elle avait rêvé d’un chat. Un chat qu’elle aurait eu en rêve. Elle n’avait jamais été attirée par les animaux domestiques en réalité. Et ce chat, son chat dans ce rêve qui maintenant tenait plutôt de la planche de salut que du rêve, une planche très concrète, comme celle à laquelle s’agrippe un naufragé, se figeait. Oui, elle avait retenu cela de ce rêve, et pourquoi l’avoir retenu sinon pour un moment comme celui qu’elle traversait, ce moment, ce dernier. Elle avait une peur bleue de la mort, toute petite. Une angoisse, disait sa mère. Avec le temps, elle s’était rendue compte que ce genre de peur était somme toute assez commun. Elle l’avait peu à peu délaissée, comme d’une amie dont on finit par se rendre compte de la banalité. Et maintenant, voilà, c’était peut-être la fin, tout allait se figer, comme le chat. C’était cela, mais pas plus. Un moment succéda à un autre et elle n’était pas morte encore. Elle se rappela qu’elle avait des yeux en capacité de voir. Elle les ouvrit. Il y avait l’escabeau, toujours à la même place. Mais elle n’y était plus. Au-dessus de l’escabeau, il y avait le trou. La plaie. La bouche dont elle avait souligné les lèvres. Elle essaya de bouger ses doigts, de tendre l’index, comme elle l’avait fait quelques secondes avant la chute. Mais ses doigts étaient gourds, comme après une promenade hivernale. Pourtant elle n’avait pas froid, ni chaud. Elle était la tiédeur même. Elle se sentait bizarrement proche de cette ouverture dans le mur, de cette béance. Elle pensa à sa mère. Plutôt, sa mère s’imposa à son esprit, surgie du trou. Elle l’avait vue de moins en moins ces dernières années. Quand elle avait emménagé ici, dans cette maison dont elle avait entrepris seule la rénovation, elle pensait même aménager une chambre spécialement pour elle. Et puis, la fatigue, le temps de trajet, le confinement, la crise, la guerre, l’après-guerre, elles avaient fini par s’accorder tacitement sur le fait de maintenir une relation strictement téléphonique, à raison d’un coup de fil hebdomadaire, qui était devenu mensuel. Et puis le silence, tout empli de leurs voix intérieures. La fille entendant sa mère, en dedans d’elle. Quand on a entendu une musique sans cesse pendant un certain temps, qu’on l’a écoutée au point d’en posséder toutes les variations. On peut se jouer la musique de mémoire. Pareil pour elles. Elles se jouaient chacune la partition de l’autre, ce que chacune avait compris de l’autre, la mère intérieure, la fille intérieure. Qu’elles emporteraient avec elles dans la mort, seules, accompagnées seulement de ces voix. Elle n’avait pas eu d’enfant. Elle n’avait jamais eu l’occasion. Son corps était-il déçu, à présent qu’elle mourrait ? Ses yeux revinrent au trou.
C’est tout fluide tout doux et tranquillement terrible. Formidable.
L’écriture est ciselée, précise, et on se laisse emporter par l’histoire comme un flot inexorable. Beaucoup aimé.