#transversales #01 | Méthode Echenoz (x2)

Où ? Ben là.

Je l’appelais Ben. On l’appelait Ben, sauf mes sœurs, « les p’tites », qui l’appelaient « papa », même si je n’en ai pas le souvenir auditif, comment l’auraient-elles appelé autrement ? C’est pour ça que je mets une majuscule aujourd’hui. Un prénom, une majuscule, c’est bien ça la règle, non ? Parce que je vous jure qu’j’essaye toujours de les respecter, les règles, mais je les comprends pas toujours, voire rarement.

Qu’entends-tu « a vava inouva » ?

Je crois que la langue c’est du Kabyle. Je crois parce que je ne sais plus. Je ne sais plus ce qu’est une langue, je ne sais plus ce qu’est un mot, je ne sais plus ce que savoir veut dire, et le pire, c’est que je les utilise pour tenter d’y voir plus clair… On met des majuscules aux langues en français ? Je ne sais plus. Était-il Kabyle ? C’est quoi être Kabyle ? Un territoire ? une origine ? une racine ? ou l’illusion de tout cela ? Ne vous y trompez pas, je ne veux insulter personne, je ne le veux plus.[1]C’est quoi une majuscule ? c’est quoi une langue ? c’est quoi un père ?

Dès les premières notes, je me sens bien. Apaisée. Réchauffée au creux des sons, des instruments qui s’accordent à ceux de l’intérieur. Ceux du ventre jusqu’à ce liquide qui baigne dans le cerveau et qui ne boue plus quand je l’écoute. Je ne comprends pas les paroles, j’ai beau les lire en français, « langue maternelle » qu’il faut dire mais que je n’ai jamais ressentie comme telle. Faut dire que j’ai jamais rien ressenti de « maternelle », ou rien qui ressemblait à ce que j’en lisais. Autre chose m’emporte que le sens. Les cordes pincées d’abord, les corps pincés d’abord, je crois qu’on dit comme ça, comme pour vérifier qu’on est bien réveillés.

Qu’entends-tu « a vava inouva » ? es-tu mort ? as-tu été vivant ? t’ai-je rêvé entièrement ? C’est quoi entendre moua qui n’écoute jamais personne ?

Et moi qu’est-ce-que j’entends ? tu es assis derrière moi, c’est la dernière fois que je ne te verrai quasiment pas. Je te tourne le dos. L’autre homme a déjà pris ses quartiers dans la maison. Tu m’as ramené ce chapeau que je n’ai pas arrêté de te réclamer pendant des mois. Pourquoi un chapeau ? Je ne sais plus. Mais comme j’y tenais. Il est à côté de moi, mais mes yeux refusent de se décoller de l’écran de télé. Tu es assis derrière moi, et je ne te pardonne pas de m’avoir abandonné dans cette maison. Aucun chapeau n’aurait pu me faire me retourner. C’est un chapeau en feutre noir, exactement comme celui que je ne savais pas que je voulais. Après tout, je ne suis pas vraiment « ta fille ». Tu n’as fait que m’élever un peu. On ne va pas en faire « toute une histoire ».

Tout d’abord j’entends de l’intérieur du corps, sous la peau toujours plus loin, comme un baume de sons qui s’active exactement au contact de l’intérieur. Exactement.  C’est quoi être honnête ? Ce n’est pas l’abandon que je te reproche en fait. Le jour où il a fallu, le jour où il a fallu que tu mettes tes affaires dans ta voiture, tu t’en souviens ? Je t’aimais tellement. Je t’aime tellement. Maman m’a demandé de t’aider. Ou plutôt elle a envoyé son esclave faire la sale besogne, mais il parait que ça ne s’écrit pas. Alors je suis montée dans la chambre et j’ai pris, avec mes deux petits bras, le plus d’affaires possible. C’était tes costumes, tu en avais beaucoup, je ne sais pas, j’ai dû en prendre au moins quatre ou cinq en même temps. Pour t’aider le plus possible. Je suis redescendue pour les amener à la voiture. Et là, je t’ai souri, parce que je ne parlais pas. Tu étais censé le savoir, tu étais censé me connaître. Tu étais censée comprendre que je faisais tout pour t’aider toi, sans avoir conscience que je ne faisais qu’obéir à maman. Mais tu m’as dit : « alors, toi aussi, tu veux que je parte, c’est ça ??? ». Je me suis écroulée de l’intérieur. Je suis devenue tellement liquide que je ne sais pas comment je suis rentrée à la maison, je ne peux m’imaginer que flaque. Voilà ce que je. Mais je sais, que comme le bon soldat que j’étais, j’ai forcément dû finir de t’aider.  C’est juste que je ne m’en souviens pas, ou pas très bien, tout est flou, flaque.

Qu’ai-je le droit de ressentir ? Je suis en partiel, j’ai repris mes études, j’ai validé une licence l’année précédente, alors celle-ci, c’et pour ma gueule, je fais tout koi ke je veux. Certes, certes. Mais, ce matin-là, je ne sais pas. Ça me dépasse. Il y a quelque chose partout dans l’air, sur les choses, une poisse légère, mais une poisse tout de même. Et elle s’épaissit au fur et à mesure. M’en fous ! c’est mon année ! Il est 9h30. Je n’ai rien préparé. Je veux juste « en profiter » cette année. Être là, faire des trucs et des machins, écrire tout ce qui me passe par la tête, ça a bien marché l’année dernière, le doute profite toujours à l’accusé. Alors, ce matin, j’y vais à fonds, aucune limite. Je crois que j’ai à peine écrit sur les lignes de la feuille d’examen. Le sujet aurait bien pu être la culture les choux de Bruxelles à Ougadougou, je m’en foutais, j’aurai trouvé de quoi écrire sur n’importe quoi !J’étais en fièvre, je veux dire physiquement. Sur le toit du monde ! A peine. Je ressors. L’air est…étrange. La poisse s’épaississait encore et encore, je la sentais se coller dans mes poumons. Mais pour une fois, je sens que ce n’est pas que pour moi. Je rentre « chez moi ». Il est midi. Un bruissement. S’étoffe. Je ne sais plus à quel moment exactement j’ai compris. Mais le tunnel s’est ouvert et je m’y suis engouffrée. J’y suis restée au moins quelques mois. Ne rien dire, refermer les mâchoires à double-tour, comme je savais si bien le faire avant, quand je ne savais même pas que je pouvais parler. C’était le 7 janvier 2015. Et je n’ai rien compris. Juste qu’il fallait absolument que je me taise. Que les torrents de boue allaient déferler sans discernement. J’ai toujours eu peur de l’eau, des liquides en général. Bien plus dangereux que les feux. On peut arrêter un feu, on peut au moins essayer. Mais un liquide, ça s’infiltre partout, ça ne s’arrête tout simplement pas. A moins de se calfeutrer le plus possible.

J’ai trop de pères. Le premier est charentais, n’ayant jamais connu sa mère, il a cru qu’il valait mieux nous laisser avec la nôtre. Personne n’est parfait. Le deuxième, je l’appelais Ben, et au moment où j’écris ces mots, et au moment où je les réécris, je ne suis pas censée savoir s’il est vivant ou mort. Le troisième est mort. Et on ne dit pas de mal des morts, il paraît.

D’eux, j’ai perdu tant de temps à aller de l’un à l’autre que je ne sais plus ce que j’ai le droit de ressentir. Pour chacun d’entre eux, pour eux tous, c’est quoi un père ? Je ne sais toujours pas. Mais au moins, j’ai un peu retrouvé Ben, et rien que ça, ça valait le coup. Quand le deuxième a fini par partir aussi, j’ai fermé cette porte, il y avait trop de vents. Je n’avais pas vu que je lui avais claqué au nez. Il m’avait pourtant ramené le chapeau, en feutre, comme je lui avais demandé, que j’offrirai à un Titou quelques années plus tard. Pourquoi ? Pourquoi…je ne sais pas. Pourquoi donner le seul objet qu’il me reste de lui ? Et aujourd’hui, je pleure de ne pas savoir si j’ai le droit de pleurer. Le dernier en plus. J’ai gagné mon bac en 1996 sur une question « pernicieuse » : « qu’oppose-t-on au droit en philosophie, mademoiselle ? ». Une des premières fois, la qualité de ma mémoire étant ce qu’elle est, je prend des précautions, où ma tête est allée physiquement cherché la réponse derrière moi. Comme si quelqu’un allait me souffler la réponse dans la salle vide. Ce « geste », je l’ai fait moins d’une dizaine de fois dans tout ma petite vie. Mais à chaque fois, c’est « banco ». Et pourtant, ma tête revenant en position initiale, mes lèvres se sont ouvertes et deux mots sont sortis de cette ouverture : « le fait ». Gagné. Comment ? Comment ai-je pu trouver cette réponse ? Quelques mois auparavant, à la fin d’un cours de philo, un des rares cours auxquels j’assistais encore (en fait, je n’allais plus qu’en philo et en sport), j’étais allé voir le prof pour lui poser des questions sur un point de cours. C’est la seule fois que je l’ai fait. C’est qu’une réputation, ça s’entretient. Même, voire surtout, la mienne. Il y avait un tableau d’opposition de termes et je me souviens que droit était en face de fait. Je ne me souviens absolument pas ni de ma question ni de sa réponse. Il n’y a pas de magie. Ou il n’y a que ça, et j’aimerais bien trouver un terme plus…approprié. C’était pendant les pré-doctoriales. N’ayant encore rien compris, je me suis inscrite au dernier moment, je n’attendais donc aucun miracle, mais je me devais de faire l’exercice. Et pendant que je me noyais plus ou moins devant le jury composé devant moi, mon directeur de recherches est intervenu pour parler d’« écriture magique ». Le regard que je lui ai lancé, il a feint de ne pas me voir, mais je sais qu’il l’a senti. Tout le monde dans la pièce l’a senti. Je me fais chier à ne pas employer le terme pendant un an et demi, et lui, il arrive, et il le balance comme ça. Non !

Qu’entends-tu « a vava inouva » ? Je ne suis jamais retourné au Maroc. Je sens bien que. Je crois bien que. Je n’en ai pas le droit. Mais j’ai le droit de quoi à la fin ???

Ai-je le droit d’écrire ces mots ? Ben, on va dire que j’ai pris le gauche alors…

Qu’as-tu fait « a vava inouva » ? Dans le tunnel, j’ai vu une faible lumière à mi-chemin. Une prof de civilisation américaine, « noire » comme on dit.[2] En fait, j’avais besoin de parler à quelqu’un qui ne me voit pas inconsciemment comme « une fille blonde et blanche, ou blanche et bonde, comme ces quatre ados très bien habillés à côté de qui je me tenais debout dans le tramway de Tours, et qui me lançaient des clins d’œil complices tout en codant à peine leurs conversations sur les dangers de l’immigration et leurs « solutions » persos. Ou comme mon directeur de recherches qui s’est contenté d’un « néant » à la question du père. J’avais besoin de parler à quelqu’un qui saurait entendre, puis écouter. Pas plus. Quelqu’un qui saurait que « blanc » ou « noir », ça n’existe pas. Ou plutôt que ça a été inventé pour mieux combler des vides qui font peur. J’avais besoin de dire à quelqu’un à quel point j’avais peur. Je savais bien que, à ce moment-là, c’était la seule à qui je. Pouvais dire certaines choses. A ce moment-là, j’avais un beau-fils de 11 ans. C’ets étrange à écrire. Disons plutôt que je vivais avec la mère d’un enfant de 11 ans. Toute sa famille avait grandi « en cité » et en était plutôt fière. Puisqu’ils n’avaient jamais trempé dans quelques embrouilles que ce soit. Oui, il est possible de vivre « en cité » et d’être très middle-class. Loin des reportages sur les trafics de drogue ou de chiens. Son père avait donc insisté pour qu’il aille dans le même collège de ZUP que lui quand il était jeune. Je trouvais ça dommage, mais je ne pouvais rien faire. Faux, j’aurais pu insister. Mais je n’avais aucun droit sur la décision finale, alors je ne l’ai pas fait. Qu’il était intelligent, le bougre. Le seul problème, c’est qu’il le savait…Un jour, ou plutôt au bout d’une semaine de « tête de six pieds de long » (cinq fois « plutôt » ce matin…), je me décide à aller lui parler en tête à tête dans sa chambre. Il y avait quelque chose « d’autre ». J’ai insisté, un peu. Il a fini par me dire que plusieurs élèves de sa classe avaient refusé de se lever pour rendre hommage et s’étaient fait exclure de la classe. Il était dévasté. Il ne savait pas comment gérer ça. Tu m’étonnes. J’en ai marre de ce texte, j’en ai vraiment ras le cul, mais je veux le terminer. C’est reparti. Il a pleuré. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui expliquer doucement que c’était…comme ça. Je ne trouve pas mes ajouts du jour à la hauteur. En même temps, à la hauteur de quoi ? Qu’il y avait des règles de groupe qui, par moments, s’affrontaient si fort que par moment il pouvait y avoir de la casse. Mais que lui, petit individu, n’avait pas en payer le prix pour quelque communauté que ce soit. Il avait le droit d’être triste pour lui, de pleurer pour lui, de ne pas savoir, de ne pas comprendre. Et qu’il y aurait bien d’autres situations qui se présenteront à lui où les groupes montreront leurs muscles. Que le mieux à faire, puisqu’il était intelligent et qu’il le savait, c’était d’essayer de réfléchir par lui-même en se donnant du temps. Tant pis pour le temps des communautés. Être égoïste dans ces moments-là, même en pleurant, valait mieux que n’importe quoi d’autre, de mon point de vue d’égoïste. En attendant mieux. Je ne sais pas si je l’ai aidé, un peu je pense au moins respirer un peu. Pause clope.

Le monstre n’était pas si fort que ça tu sais. Je me souviens qu’il m’avait ramené un livre d’un de ses voyages. En fait, il ne « vivait » avec nous que 6 mois de l’année. Plus tard, je comprendrais à peine pourquoi. Le titre en gros « Yougoslavie ». Je devais avoir 10 ans, puisque j’étais en CM2, l’autre, pas celle de Mr Filstroff. Celle du « village » dans lequel on s’est installé en fuyant de la ZUP. Comment ma mère appelait-elle ça déjà ? Je ne me souviens pas du mot qu’elle a utilisé une seule fois mais qui m’a fait m’étouffer de l’intérieur. J’y ai passé mon enfance de 3 à 10 ans, autant dire les années de formation « sociale », et pour ma mère c’était …rahhhh, ce mot…il m’échappe…genre « une parenthèse », mais en plus classe…genre c’était pas « notre milieu » en fait. Genre « mais pourquoi vous me parlez toujours de Borny ??? »…genre. J’en avais même fait un, comment ça s’appelle déjà, ah oui, un exposé devant toute la classe, un de mes rares moments agréables de préparation. J’avais fait des fiches, des panneaux, avec des photocopies couleurs des belles images de la vie des villages et de la vie à la campagne que le livre montrait. En fait, je me souviens d’une photo en particulier, je ne me souviens que de celle-là en vrai. Une femme, dans un champ, le dos courbé à ramasser du blé ( ? ) et du ciel bleu au-dessus d’elle. Ca ressemblait au paradis pour moi à ce moment-là. « Si on me montrait des photos de lui en train d’égorger quelqu’un, j’en aurais rien à foutre !!! vous m’entendez ? Rien à foutre !!! c’est le seul visage positif de toute mon enfance !!! le seul ! », voilà ce que j’ai gardé tout contre moi dans le tunnel et que j’ai vomi près de la faible lumière à mi-chemin. Mais que c’est long…Etait-il Kabyle ? Arabe ? Musulman ? Espion ? Djihadiste ? Mon père ? Un père ? Savait-il lui-même ce qu’il était pour lui ? Pour moi ? C’est quoi un père ? C’est quoi la mort ? « vous aurez beau lire tous les livres jamais écrit sur la mort, étudier toutes les traditions orales, avec un peu de bol 2 ou 3 aliens qui passeraient par là et vous donnerez deux ou trois tips, ben vous seriez pas plus avancé… », le psy a souri. Je crois que c’est bon signe. C’est quoi le droit ? Elle m’avait encouragé alors à m’exprimer durant les « heures de discussions » organisées par les facs…je lui avais répondu « vous savez, je ne suis pas suicidaire malgré tout ce qu’on peut imaginer de moi en me voyant… ».Depuis que je l’ai écrite, en l’écrivant même, j’ai eu au moins une dizaine de meilleures façons de tourner la phrase, des « formules » qui font mouche, tout ça… Alors, je me suis tue. Encore. Par contre, là, po mieux.

Qu’entends-tu « a vava inouva » ? As-tu entendu mes dents se fendre de se serrer les unes contre les autres ? as-tu entendu les larmes qui coulaient vers l’intérieur pour ne rien montrer ? As-tu entendu mon corps avoir peur à chaque image et à chaque mot ? Me souffles-tu encore ? Me souffleras-tu toujours… ?

La neige fond, grands-mères sont mortes, et je n’ai pas su écouter.

Le monstre, c’est moi, « a vava inouva ».

N’aies plus peur. De moi. Et je n’aurai plus peur non plus.


[1] https://www.siwel.info/en-1839-lorsque-la-france-inventa-lalgerie-la-kabylie-etait-encore-independante_6382.html, dernière consultation le 06/04/2023 .

[2] https://www.youtube.com/watch?v=QAkTlohqr9M, dernière consultation le 07/04/2023. Ce n’est pas cette vidéo que je voulais, mais elle est pas si mal que ça.

A propos de Alexia

Chercheuse par diplôme (Master 2, 2018) en littérature anglaise du 20ème siècle à Tours, indépendante car pas rattachée à une université pour l'heure, je fais des mousses au chocolat, des îles flottantes, du pain perdu caramel, des meringues, des crèmes brûlées...un jour, j'arriverais au niveau de la tarte au citron de Blanche!!! je l'aurais un jour!!! je l'aurais!!! En attendant, j'épluche aussi des pommes...