Où ? Ben là.
Je l’appelais Ben. C’est pour ça que je mets une majuscule aujourd’hui. Un prénom, une majuscule, c’est bien ça la règle, non ?
Qu’entends-tu « a vava inouva » ?
Je crois que la langue c’est du Kabyle. On met des majuscules aux langues en français ? je ne sais plus. Etait-il Kabyle ? c’est quoi être kabyle ? c’est quoi une majuscule ? c’est quoi une langue ? c’est quoi un père ?
Dès les premières notes, je me sens bien. Réchauffée au creux des sons, des instruments qui s’accordent à ceux de l’intérieur. Je ne comprends pas les paroles, j’ai beau les lire en français, langue « maternelle » qu’il faut dire mais que je n’ai jamais ressentie comme telle, autre chose m’emporte que le sens. Les cordes pincées d’abord , les corps pincés d’abord, je crois qu’on dit comme ça, comme pour vérifier qu’on est bien éveillés.
Qu’entends-tu « a vava inouva » ? es-tu mort ? as-tu été vivant ? t’ai-je rêvé entièrement ? c’est quoi « entendre » moua qui n’écoute jamais personne.
Et moi, qu’est-ce que j’entends ? tu es assis derrière moi, c’est la dernière fois que je ne te verrai quasiment pas. Je te tourne le dos. L’autre homme a déjà pris ses quartiers dans la maison. Tu m’as ramené ce chapeau que je n’ai pas arrêté de te réclamer pendant des mois. Il est à côté de moi, mais mes yeux refusent de se décoller de l’écran de télé. Tu es assis derrière moi, et je ne te pardonne pas de m’avoir abandonné dans cette maison. Aucun chapeau n’aurait pu me faire me retourner. Après tout, je ne suis pas vraiment « ta fille ». Tu n’as fait que m’élever un peu. On ne va pas en faire « toute une histoire ».
Tout d’abord, j’entends de l’intérieur du corps, sous la peau toujours plus loin, comme un baume de sons qui s’active exactement au contact de l’intérieur. C’est quoi, être honnête ? Ce n’est pas l’abandon que je te reproche en fait. Le jour où il a fallu que tu mettes toutes tes affaires dans ta voiture, tu t’en souviens ? Je t’aimais tellement. Maman m’a demandé de t’aider. Alors je suis montée dans la chambre, et j’ai pris, avec mes deux petits bras, le plus d’affaires possible. Pour t’aider le plus possible. Je suis redescendue pour les amener à ta voiture. Et là, je t’ai souri, parce que je ne parlais pas. Tu étais censé le savoir. Tu étais censé me connaître. Mais tu m’as dit : « alors toi aussi, tu veux que je parte, c’est ça ??? ». Je me suis écroulée de l’intérieur. Je suis devenue tellement liquide que je ne sais pas comment je suis rentrée à la maison, je ne peux m’imaginer que flaque. C’est cela que je.
Qu’ai-je le droit de ressentir ? Je suis en partiel, j’ai repris mes études, j’ai validé une licence l’année précédente, alors celle-ci, c’est pour ma gueule, je fais tout koi ke je veux. Certes, certes. Mais ce matin-là, je ne sais pas. Ça me dépasse. Il y a quelque chose. Il est 9h30. Je n’ai rien préparé. Je veux juste « en profiter » cette année. Être là, faire des trucs et des machins, ça a bien marché l’année dernière, le doute profite toujours à l’accusé. Alors, ce matin, j’y vais à fonds. Aucune limite. Je crois que j’ai à peine écrit sur les lignes des feuilles d’examen. A peine. Je ressors. L’air est …étrange. Mais pour une fois, je sens que ce n’est pas que pour moi. Je rentre « chez moi ». Il est midi. Un bruissement. S’étoffe. Je ne sais plus à quel moment exactement. Mais le tunnel s’est ouvert et je m’y suis engouffrée. J’y suis restée au moins quelques mois. Ne rien dire, refermer les mâchoires à double-tour comme je savais si bien le faire avant. C’était le 7 janvier 2015.
J’ai trop de pères. Le premier est charentais, n’ayant jamais connu sa mère, il a cru qu’il valait mieux nous laisser avec la nôtre. Personne n’est parfait. Le deuxième, je l’appelais Ben. Et au moment où j’écris ces mots, je ne suis pas censée savoir s’il est vivant ou mort. Le troisième, est mort. J’ai trop de pères.
D’eux, j’ai perdu tant de temps d’aller de l’un à l’autre, que je ne sais plus ce que j’ai le droit de ressentir. Pour chacun d’entre eux, pour eux tous, c’est quoi un père ? Quand le deuxième a fini par partir aussi, j’ai fermé cette porte, il y avait trop de vents. Je n’avais pas vu que je lui avais claqué au nez. Il m’avait pourtant ramené le chapeau, que j’offrirai à un Titou quelques années plus tard. Pourquoi ? Pourquoi…je ne sais pas. Et aujourd’hui je pleure de ne pas savoir si j’ai le droit de pleurer. J’ai gagné mon bac, en 1996, sur cette question « pernicieuse » : « qu’oppose-t-on au droit en philosophie, mademoiselle ? ». Une des premières fois, la qualité de ma mémoire étant ce qu’elle est, je prends des précautions, où ma tête est physiquement allée chercher la réponse derrière moi. Comme si quelqu’un allait me souffler la réponse dans cette salle vide. Et pourtant, la tête revenant en position initiale, mes lèvres se sont ouvertes et deux mots sont sorties de cette ouverture : « le fait ». Gagné. Comment ? Comment ai-je pu trouver cette réponse ? Quelques mois auparavant, à la fin d’un cours de philo, un des rares cours auxquels j’assistais encore, j’étais allé voir le prof pour lui poser des questions sur un point du cours. C’est la seule fois que je l’ai fait. Il y avait un tableau d’opposition de termes, et je me souviens que droit était en face de fait. Je ne me souviens absolument ni de ma question ni de sa réponse. Il n’y a pas de magie. Ou il n’y a que ça, et j’aimerais bien trouver un terme plus…approprié.
Qu’entends-tu « a vava inouva » ? Je ne suis jamais retourné au Maroc. Je sens bien que. Je crois bien que. Je n’en ai pas le droit.
Ai-je le droit d’écrire ces mots ? Ben, on va dire que j’ai pris le gauche alors…
Qu’as-tu fait « a vava inouva » ? Dans le tunnel, j’ai vu une faible lumière à mi-chemin. Une prof de civilisation américaine, « noire » comme on dit. Je savais bien que c’était la seule à qui je. Pouvais dire certaines choses. A ce moment-là, j’avais un beau-fils de 11 ans. C’est étrange à écrire. Disons plutôt que je vivais avec la mère d’un enfant de 11 ans. Toute sa famille avait grandi dans « une cité » et en était plutôt fière. Puisqu’ils n’avaient jamais trempé dans quelques embrouilles que ce soit. Oui, il est possible de vivre « en cité » et avoir une vie très middle-class. Loin des reportages sur les trafics de drogues ou de chiens. Son père avait donc insisté pour qu’il aille au même collège de ZUP que lui quand il était jeune. Je trouvais ça dommage, mais je ne pouvais rien faire. Qu’il était intelligent, le bougre. Le seul problème, c’est qu’il le savait…un jour, ou plutôt au bout d’une semaine de « tête de six pieds de long », je me décide à aller lui parler en tête à tête dans sa chambre. Il y avait quelque chose « d’autre ». J’ai insisté, un peu. Il a fini par me dire que plusieurs élèves de sa classe avaient refusé de se lever pour rendre hommage et s’étaient fait exclure de classe. Il était dévasté. Il ne savait pas comment gérer ça. Tu m’étonnes. Il a pleuré. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui dire le plus doucement possible que c’était…comme ça. Qu’il y avait des règles de groupe qui par moment s’affrontaient si fort qu’il pouvait y avoir de la casse. Mais que lui, petit individu, n’avait pas à en payer le prix pour quelque communauté que ce soit. Il avait le droit d’être triste pour lui, de pleurer pour lui, de ne pas savoir, de ne pas comprendre. Et qu’il y aurait bien d’autres situations qui se présenteront à lui où les groupes montreront leurs muscles. Que le mieux à faire, puisqu’il était intelligent et qu’il le savait, c’était d’essayer de réfléchir par lui-même, en se donnant du temps. Tant pis pour le temps des communautés. Être égoïste dans ces moments-là, même en pleurant, valait mieux que n’importe quoi d’autre, de mon point de vue d’égoïste. En attendant mieux. Je ne sais pas si je l’ai aidé, un peu je pense, au moins respirer un peu.
Le monstre n’était pas si fort que ça tu sais. Je me souviens qu’il m’avait ramené un livre d’un de ses voyages. Le titre en gros « Yougoslavie ». Je devais avoir 10 ans puisque j’étais en CM2, l’autre, pas celle de Mr Filstroff. J’en avais même fait un, comment ça s’appelle ça déjà, ah oui, un exposé devant toute la classe, un de mes rares moments agréables de préparation. J’avais fait des fiches, des panneaux, j’avais fait des photocopies couleurs des belles images des villages et de la vie campagnarde que le livre montrait. « Si on me montrait des photos de lui en train d’égorger quelqu’un, j’en aurais rien à foutre !!! vous m’entendez ? rien à foutre !!! c’est le seul visage positif de toute mon enfance !!! le seul ! ». Voilà ce que j’ai gardé tout contre moi dans ce tunnel et que j’ai vomi près de la faible lumière à mi-chemin. Etait-il Kabyle ? Arabe ? Musulman? Espion ? Djihadiste ? Savait-il lui-même ce qu’il était ? C’est quoi un père ? c’est quoi la mort ? c’est quoi le droit ? Elle m’avait encouragé alors à m’exprimer durant les « heures de discussion » organisées par les facs…je lui avais répondu « vous savez, je ne suis pas suicidaire malgré tout ce qu’on peut imaginer de moi en me voyant… ». Alors je me suis tue. Encore.
Qu’entends-tu « a vava inouva » ? As-tu entendu mes dents se fendre de se serrer les unes contre les autres ? as-tu entendu les larmes qui coulaient vers l’intérieur pour ne rien montrer ? as-tu entendu tout mon corps avoir peur à chaque image et à chaque mot ? Me souffles-tu encore… ? Me souffleras-tu toujours ?
La neige fond, grands-mères sont mortes, et je n’ai pas su écouter.
Le monstre, c’est moi « a vava inouva »,
N’aies plus peur. De moi.
La méthode Echenoz semble faire des merveilles pour ce qui est d’ouvrir chausse-trappes et double-fonds, et débusquer débloquer des contenus majeurs et dormants…
‘ffectiv’ment…reste à savoir qui est le dormeur ou où est le rêve…à moins que.