J’hésite à faire la Transversale # 6 du Tiers Livre : je ne fais rien d’autre en « écrivant l’Année » que de noter quand j’écris, comment et les questions que cela soulève. Mais la forme proposée me fait de l’œil et puis il y a toujours la bonne compagnie… Bref, j’en étais là de ces considérations quand je me suis retrouvée à traverser le parking de Leclerc à vélo aux alentours de 12 h 15. Comme je l’ai expliqué précédemment, c’est le moyen le plus sûr de devenir un personnage de Will. Pas plus que la dernière fois, je ne l’ai fait exprès. Cependant personne ne m’a contrainte à être la bonne personne au bon moment sur ce parking. Est-ce que je m’emmène par la main à l’endroit d’écrire sans vraiment m’en apercevoir ? La combinaison de ma discipline paramilitaire, de la riche alimentation prodiguée à mon imaginaire suffit-elle à créer semblables moments ? Ou bien la confiance que quelque chose finit toujours pas advenir qui dépasse notre volonté est-elle l’agent provocateur de mes lignes, de mes pages ?
C’est la première fois que je rentre à vélo sur le parking du Leclerc. Le magasin tout proche de ma maison où je faisais les courses au jour le jour, une salade par-ci, des yaourts de bique par là a fermé ses portes voilà quinze jours. Nous l’appelions « les producteurs », même si ce n’était pas son nom, par analogie avec un autre proche d’une autre maison et d’un autre calme, proche de la maison de Nevers, que j’ai achetée, où je me suis installée pour écrire. Ça remonte à un bail maintenant, enfin quinze ans : je n’avais plus le choix, je voulais quitter Paris de toutes les forces qui me restaient, vu qu’y vivre en puisait pas mal, et écrire. J’avais besoin d’espace pour avoir de la place dans ma tête. Alors pour trois francs six sous que je n’ai pas encore fini de rembourser, j’ai acheté une maison à Nevers. Et pas loin, il y avait un magasin appelé « Aux producteurs ». Mais celui dont je parle, celui qui vient de fermer ses portes est dans le Nord. Il y a une maison là aussi, avec de l’espace pour moi et j’écris. Est-ce que je ne peux pas écrire ailleurs ? Si, tant qu’il y a assez de place dans ma tête. Je peux écrire au café et dans le train. Le café est directement relié à celui de mes grands-parents où j’ai joué, fait du tricycle, caressé le chat, regardé tomber l’hiver et accessoirement fait mes devoirs.
Grandie dans un bar. Les tables en Formica ont des dessous de rêves, pleins de jambes, de chats qui passe, de trucs à ramasser par terre qu’on peut discrètement coller dans sa bouche. Les tables en Formica ont des coins, des arêtes noires aussi dangereuses que celles du poisson quand on arrive à vive allure en bicyclette à petites roues ou dans la fièvre délicieuse de la poursuite du chat. Les tables en Formica ont des dessus bordeaux, comme le vin qu’on n’y sert pas dans ce genre de bar, plutôt du rouge limé qu’ils boivent jusqu’à la lie dans des petits godets pour rythmer la longue journée et se faire un nez assorti aux fraises des Vittel-fraise sur quoi ils se rabattent quand ils ont bu tous leurs sous — ce qui faisait du sens tandis qu’on remplissait ses cahiers d’orthographe — mais finalement c’est tout leur soûl et le docteur qui est doux comme le vin a sifflé la fin de la récré, et pas un demi-panaché qui tienne où ça finira mal malade de boire tout ça. Les tables en Formica, on a encore le temps d’y écrire des lettres d’amours débutantes et des débuts de grands romans qu’on ne sait par quel bout prendre et qui déguise mal la vie la plus quotidienne sans jamais oser (encore) lui rentrer dans le lard. Un jour, le bar est vendu, mais c’est pas ça qui manque.
Journal d’un Mot [An I]
Écrire dans le train, c’est une autre histoire.
Ce train je l’ai pris dans tous les états possibles. En m’asseyant vient en premier l’épuisement. Il n’y est pas aujourd’hui. Je mesure combien il y a été. La tristesse toute alourdie de culpabilité comme un manteau trempé de pluie. La fierté maline de savoir quitter la ville. La dernière ligne droite qu’on fait comme une bête de somme, en sueur, abrutie, laissant jouer tout le déséquilibre de sa masse pour avancer encore, pour rentrer là où il fera bon. L’angoisse qui tort le cœur qui s’était caché dans l’estomac pour échapper aux désastres inéluctables, le mot tragédie dans la bouche de l’ami, « oui, c’est une tragédie ». La joie pimpante des colonies de vacances, le retour aux enfants sauvages. L’attention toute captée par un livre, une conversation, une page s’écrivant. Tant d’états. Pas tous les états possibles, mais suffisamment pour qu’il n’y ait plus qu’une femme assise dans un train, anonyme à moi-même, presque en Bulgarie, dans ces trains vides qui durent des heures.
Une histoire d’amour également. Comme dans le Nord et avec le Nord. Pas de parking, nous a-t-on expliqué aux Producteurs, donc pas de chariot, trop faibles montants des paniers, venez donc nous retrouver dans la zone commerciale…
Je me suis sentie comme une petite vieille. D’ailleurs, c’est bien à elles que j’ai pensé d’abord : il y a une maison de retraite située pile en face. Je croisais les résidentes quand je venais un peu en avance pour la salade du déjeuner — les vieilles ça mange plus tôt —. Elles aimaient bien mes gros paniers (pendant que j’y étais) qui les faisaient attendre à la caisse tout le temps de compter mes achats, de les régler et de les remballer. Elles aimaient bien rester là un moment, et il faut savoir ça : ne laissez pas passer les vieux devant vous sous prétexte qu’ils n’ont qu’une demi-baguette et un bout de fromage et que vous vous inquiétez d’avoir l’air poli et de leurs faibles jambes variqueuses. C’est vraiment le meilleur moyen de passer complètement à côté de la situation et quand on prétend écrire, je crois qu’il vaut mieux voir ce qui se passe plutôt que de se la raconter. Ce temps dans le magasin, c’est le moment de rencontrer d’autres êtres humains et de parler un peu. La pluie, le beau temps, les jours fériés, l’arrivage des navets de printemps, le petit coup de mou des brebis qui ne donnent plus de lait… Et ça, ce n’est que la parole, mais il y a aussi tout ce qui se trame en passant dans les rayons, les aimables préséances au distributeur de sac en papier, les sourires au rayon des glaces artisanales, les chassés-croisés autour du stand des fruits. Ils ont fermé le 24 mai. Je n’y suis plus allée les derniers jours, mon conjoint m’a dit : « c’est trop triste, ils ne sont plus livrés ». Ça m’a vraiment peinée et mise en rogne. C’était notre principal lieu de ravitaillement pendant le confinement et toute une petite routine s’organisait avec. Écrire le matin le journal en papier pendant que la maison dormait encore, monter le petit-déjeuner, faire les corvées de correspondances, des étirements, une lessive, continuer les corvées et puis écrire un peu avant d’aller chercher ce qui manque pour le déjeuner, sortir, revenir avec des tas de trucs à cuisiner, déjeuner, lire dans le jardin, écrire, écrire, écrire… J’ai lu beaucoup alors, — une amie m’a dit : nous avons lu et nous avons dormi, du bon côté de la barrière — notamment le Journal de Jane Sommers de Doris Lessing, ce qui m’aiguisait encore l’œil sur les petites vieilles que je croisais aux Prod ». Ma grand-mère est décédée doucement à cette même période, le jour de ma fête : elle connaissait ma mémoire de passoire pour les dates et ce dernier coup de pouce m’est allé droit au cœur. Je viens de me demander pourquoi je n’écrivais pas sur les vieilles… Mais je réalise que je n’arrête pas. Alice, la Reine Geneviève, l’arénophile, Monsieur… Mes textes sont pleins de vieilles dames et je suis l’une des leurs : j’ai voulu réinstaller cette routine de salade, de sortie à l’heure du déjeuner. J’ai pris mon vélo et j’ai pédalé jusqu’à leurs nouveaux locaux — ils sont hébergés dans le Gamm vert, en face de Leclerc —.
J’essayais de faire bonne figure. Un peu de vélo, ça ne fait pas mal. C’est là que j’ai mes meilleures idées. Mes idées tout court, même. Mais je savais que je n’y croiserais aucune petite vieille au panier léger, à part moi, un peu déboussolée avec mon sac à dos — que prendre ? — . Ils sont fermés entre les midis. Enfin, Gamm Vert. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée sur le parking du Leclerc aux alentours de 12 h 15. L’essence est à 2,20 €, j’achète une salade dans une grande surface, le panier de course a doublé depuis le confinement et mes rêves de vie minimaliste (enseigner, écrire, acheter des salades en causant avec des mamies) sont bien mis à mal par ces contingences. Sur ce parking, reste l’amitié littéraire de Will qui me fait passer de l’autre côté. Je suis il y a deux semaines, sur le parking de Jonzac, qui s’appelle Sauveterre quand c’est une porte interdimensionnelle, qui s’appelle Sauveterre depuis que la ville est prise dans les rhizomes de mes souvenirs, de ceux des personnages qui s’y sont installés pendant trois mois à l’été 2018, de ceux, bien plus anciens de la prime jeunesse de Will et de ceux que nous avons marchés là-bas il y a deux semaines. Dans l’après-midi, je reprendrai les corrections de l’Archive Sauveterre.
Pourquoi ça plutôt qu’autre chose ? Je ne justifie jamais le travail. Je sais à quoi il est bon. À moi. Et les chamboulements de mes routines sont de peu de poids en comparaison avec la pérennité d’écrire. J’ai pensé longtemps adapter au théâtre le texte de Tullia d’Aragon, la philosophe-courtisane de la Renaissance, De l’Infinité d’amour. Comment ai-je renoncé ? Comment suis-je passée à autre chose ? Un de mes professeurs expliquait quelque chose comme ça : d’abord on dit le texte, et puis un jour, on devient le texte. J’ai renoncé par agrégation et dans l’éloignement des bibliothèques pendant le confinement, j’ai pris la mesure de tout ce qui avait été ainsi agrégé. L’amour a-t-il une fin ? C’est la question de ce dialogue philosophique. Bien sûr, on n’est pas là pour rigoler — même si on est là pour séduire —, on en explore chaque signification : une finalité ? Une mort ? Je crois me rappeler que du point de vue de Tullia, il est répondu oui à la première question et non à la seconde. J’irai par là pour l’écriture. Une finalité, même plusieurs. De nombreux termes, des morts régulières, mais toujours ressuscitées. Est-ce toujours aussi facile que ça en a l’air pour moi ? Non, c’est à chaque fois désagréable, déboussolant, violent, même, ce désir d’écrire dérouté par ses propres productions. Mais on sait, à la longue, comme avec l’amour, on sait que le jeu est la chandelle. Il brûle, réchauffe, fume, éclaire. Pourquoi alors est-ce que ça a l’air facile avec moi ? Pour moi ? Est-ce parce que j’ai été si longtemps fille unique ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Unique, bien sûr, unique en son genre, mais aussi simultanément l’aînée et la benjamine. La responsable et la petite. Quand je me casse le nez sur le rideau de fer de Gamm vert, je me sens comme Brigitte, paumée, mais je n’abdique pas de la mission salade et tout cela demeure un jeu dont on peut devenir le personnage d’un autre auteur, d’un autre écrit. J’aurais dû passer le relais de la benjamine à mon frère voilà trente ans, mais le pli était pris d’être à la fois vaillante — comme si j’avais reçu une double louche de force à la distribution initiale, dit mon amie Bénédicte — et paresseuse comme une couleuvre, traînant au lit des enfants encore trop petits et rêvant, rêvant…
(tu as bien fait – j’aime assez le formica) (content de l’avoir (pour une part) bonimenté) (quoi qu’on puisse redire sur le « on n’est pas là pour rigoler » – ah bon) (merci bien)
Alors je me penche sur la question (pas de la rigolade, du Formica). J’ai toujours cru que ça avait quelque chose à faire avec formidable, mais not at all : Au départ il est utilisé comme isolant électrique en remplacement du Mica (pas le chanteur, le minéral). Voilà l’origine de son nom : « for » (pour, en lieu et place de) « mica ». Tu vois la déception, (même si, compte sur moi, je vais continuer à entendre for me, formi, formidable). Mais ça a été aussi l’occasion d’un coup de Balzac (le CNRTL, cette mine) : Une œuvre long-temps élaborée, pareille au cornet de sable au fond duquel se tient le formica-leo (Balzac, Melmoth, 1835, p. 333). Pour ce qui est de ne pas être là pour rigoler, la phrase même déjoue son propos (tu ne trouves pas ?). Si tu veux ne pas être prise au sérieux, c’est la meilleure chose à dire (tout de suite, c’est Audiard). Bref, merci d’être passé, ça fait chaud au cœur, la compagnie.