Sac bleu aux épaules, ils portent à bout de bras de gros cartons et poussent devant eux une fillette blonde. Ils montent à l’avant du bus, suivie par d’autres clients du magasin Ikea tout proche, tous armés de sacs bleus prêts à craquer. Ils s’assoient aux premières places libres. La mère avec sa fille juste derrière le chauffeur. Le père légèrement à l’arrière, sur la rangée opposée. Hasards des places laissées libres, hasards de la disposition des corps qui fait se tenir la mère et sa fille l’une contre l’autre tandis que le père se plonge très vite sur sa tablette en fredonnant The rythm of the night. La mère parle à voix basse à sa fille, lui demande de s’asseoir, de bien rester à sa place. Elle a les cheveux blonds, ramassés en queue de cheval. Jeune. Le père aussi. On devine sous leurs traits les adolescents tout juste grandis. Un couple de jeunes parents. La mère se retourne vers son compagnon. Inquiète de ce qu’il fait le nez sur sa tablette. Lui suggère que ses séjours prolongés sur l’écran sont peut-être la cause de ses insomnies. Entre eux les cartons brinquebalent. La fillette s’impatiente. Bientôt ils seront chez eux, ils seront à la maison. En attendant, l’enfant doit rester sage, assise sur son siège.
La mère, si jeune, me fait penser à une femme qui joue à la mère. Ses gestes comme en surenchère. En surexposition. Sa voix trop aiguë. Elle joue à devenir mère, elle se regarde endosser le rôle avec tant de facilité, elle ressemble peut-être à sa propre mère. Tandis que le père, lui, se noie dans les jeux vidéos.
Bientôt ils rentreront à la maison. Elle, elle préparera un repas rapide. D’abord pour l’enfant. Il faut la coucher tôt. On est pas en vacances. Il ne faut pas lui faire prendre de mauvaises habitudes. Lui déballera mollement les cartons, consultera le mode d’emploi Ikea, cherchera en vain un tournevis cruciforme. Il est dans le tiroir du bas lui lancera la femme. Désireuse que le meuble soit monté, installé. Ce sera fait. Demain il prévoit du beau temps. On ne va quand même pas rester enfermé ce serait dommage.
Ils descendent au terminus. Se dirigent bras chargés vers l’arrêt du tram direction centre ville. Ils patientent sur le quai, la fillette dans leurs jambes. Le père, toujours fredonnant cette chanson The rythm of the night, tel un ver d’oreille dont il n’arriverait plus à se débarrasser. Résidu de leur passage dans les allées lumineuses du temple de la décoration en kit. Ou chanson adulée nostalgie des fêtes adolescentes ? Le tram arrive, presque silencieux. Ils s’engouffrent dans une rame. Le père tente de ne pas disperser cartons et sacs. C’est samedi. Le tram est bondé.
Quand l’enfant sera couchée, ils s’installeront dans la cuisine. Il ouvrira une bière. Lui demandera si elle en veut une. Elle ne voudra pas. Ne trinquera pas. S’assiéra face à lui. Servira son assiette. Une salade et une soupe. Il faut manger léger le soir. Absorberont rapides les aliments. Puis s’installeront tous les deux sur le canapé. Décideront de regarder un film. Un film et un thé. Et quelques carrés de chocolat. Regarderont distraitement une comédie romantique, puis zapperont sur la une, s’extasieront devant ces enfants, quand même ce qu’ils chantent bien. Si notre fille chante comme ça. Non mais je l’enverrai jamais faire un truc pareil. Se tairont et regarderont faisant mime de s’intéresser. Lui pensera à son jeu vidéo, au moment où elle partira se coucher, le laissant dans la pénombre du salon se noyer dans les arcanes du jeu. Elle, zappant maintenant de chaîne en chaîne, redoutant le moment où elle éteindra la télévision, où elle entendra le silence de l’appartement bourdonner dans ses oreilles, où elle se lancera frénétique dans l’inventaire de ce qui la rend heureuse, ce qui ne la rend pas heureuse, ce qui lui manque ou pas, consultant une à une les boites de sa vie, celle du travail, celle de l’amour, celle de l’enfance, remuant, tournant, n’y trouvant rien de suspect, les reposant, rangés sur l’étagère de sa pensée, cherchant toujours la bestiole glissée là et dévorant son cœur, creusant le vide, là palpitant dans l’oreille.
Alors, quand la petite surgira dans le salon, regardant ses parents, regards troubles dirigés vers l’écran de télévision, ou vers le sombre de leur âme, à ce moment-là, quand elle s’écriera il y a des monstres dans ma chambre, ils reviendront tous deux à la vie, comme électrisés, s’agitant puis se précipitant vers leur fille, tu as fait un cauchemar, mais que s’est-il passé, tu sais bien qu’il n’y a pas de monstre, viens, on va aller se recoucher, viens je te raconte une histoire si tu veux, viens mon trésor, viens avec moi mon cœur.
C’est très beau, surpenant de réalité et ce dire comme c’est vrai tout ce faux, cet inventé ! Un film a été présenté, il est dans la boîte, dans ma tête aussi. Et ça ne pouvait être que ça. Comme un court-métrage. J’adore vos phrases courtes. Elles soulignent le vrai. Ces glissements que vous faites sont top, des solitudes juxtaposées qui interrogent. Merci. Admirative.
Merci beaucoup pour vos retours, Anne!