Trajet

En ce début d’après-midi, je me rends sur un lieu de travail par un parcours que je connais par cœur, répété de semaine en semaine. Il devient peu fréquenté dès qu’on s’éloigne du centre-ville. Après les berges proches du pont sous lequel dormait jadis Mâche-croûte, je remonte le fleuve puis coupe son lent virage par une piste le long du campus scientifique. C’est ainsi que j’arrive aux abords d’un rond-point près de l’échangeur avec le boulevard de ceinture. J’ai entendu récemment que ce quartier fut jusqu’en 1960 un bidonville, tout comme le Chaâba de Feyssine de l’autre côté du campus.

Là sur ma trajectoire attend une cycliste à l’arrêt, les deux pieds à plat sur le bitume. Elle pourrait être en sortie sportive, ou faire un petit trajet, mais un je ne sais quoi m’intrigue. À ses mouvements de tête, elle parait chercher sa route, d’autant qu’elle fait face à des panneaux d’entrées vers des voies rapides. Elle m’aperçoit, je lui demande si je peux l’aider. La conversation s’engage ; en bribes d’Anglais. Elle monte un vélo de course noir, avec un cadre sloping et un bagage de selle. Elle me tend la face antérieure de son avant-bras gauche, où les indications de son itinéraire apparaissent marquées au stylo-feutre. Alors que je lis, elle me confirme qu’elle va à Genève, aujourd’hui.

Un certain vertige géographique me saisit, d’autant lorsque je comprends ce qu’elle a déjà parcouru dans la journée. Pour le chemin qu’il lui reste à faire, je ne connais que l’itinéraire cyclable qui remonte le Rhône, et décrit avec lui le contour du massif du Bugey. Aussi je ne sais la distance et le relief qu’un itinéraire plus direct lui réserve. Passant par le même endroit que celui qui la ferait le plus aisément sortir de l’agglomération, je lui propose de me suivre. Miribel est écrit sur son poignet, le long d’une veine bleue comme la ville borde le Rhône.

Nous suivons une piste pour passer sous les caissons du périphérique, être du bon côté pour monter ensuite par un lacet sur le pont le long d’une bretelle d’échange, puis de l’A42, le temps de traverser le canal. Puis nous la quittons de vue par une petite descente et un virage très serré. Nous surplombons alors un petit ensemble de caravanes et mobil-homes, des parkings vides, des poubelles, des traces de résidus brûlés sur le goudron, puis rejoignons la petite route le long du canal. Elle conduit en impasse à un site d’extractions de sable, mais à gauche part une ancienne piste cyclable le long du vieux Rhône. La vitesse de déplacement crée un agréable petit courant d’air, particulièrement au milieu du front, mêlé à la fraîcheur fluviale, à l’ombre des arbres, après les puits de chaleur urbains. En contrebas de la berge, une camionnette pique le nez dans l’eau depuis des années, permettant aux alevins et aux gardons de contempler un tableau de bord. Peut-être un silure se glisse-t-il sous le moteur ? L’agitation est moins trépidante qu’au bord de l’échangeur, des bulles remontent parfois des fonds limoneux pollués aux polychlorobiphényles, quelques cygnes se prélassent.

Nous pouvons reprendre la discussion, au calme, alors que le grondement continu de la ville n’est plus qu’en arrière-fond. Je reste étonné par son peu d’affaires, juste de quoi glisser le minimum de vêtements de rechange sans doute. C’est le début de l’été, elle porte un cuissard court, recouvert d’un short en jean effiloché, une brassière. La vingtaine, ses cheveux bouclés entourent un visage serein et décidé. Elle porte un piercing à la narine, un tatouage au dos de l’épaule, quelques bracelets au poignet. Une fine pellicule de sueur fait briller sa peau hâlée, mais elle ne semble pas fatiguée encore moins épuisée. Sur la droite défilent des parkings encore, quelques bâtiments d’entreprise, des conteneurs, des jardins ouvriers, des zones aux fausses impressions d’abandon, gravats, remblais, friches. Sur notre rive, c’est la ripisylve, peupliers noirs, saules, aulnes et frênes, lierre et lianes. Sur la rive en face, celle d’une grande île entre le fleuve moderne et l’ancien, la forêt alluviale est plus vaste, par endroits la renouée du Japon envahit les berges. Avant le 19e, cette plaine était un secteur de tressage et de méandres, avec un fleuve très mobile, et une myriade d’îles. Au 19e, le lit fut aménagé par étapes. D’abord du côté septentrional un bras fut endigué pour la navigation, les brotteaux défrichés et reboisés par des ouvriers des ateliers nationaux, surnommés les voraces par les habitants. Au sud fut creusé un canal de dérivation pour l’exploitation de la première usine hydro-électrique en 1899. La zone reste inondable pour protéger la ville en aval. À travers un calme de libellule, proche des anciennes lônes disparues, font irruption des éléments urbains ou industriels. Nous passons sous une conduite qui traverse avec sa propre passerelle métallique le fleuve, puis nous tournons en continuant le long d’un autre bras.

Elle vient d’Athènes.

Je lui demande quelle est la situation en Grèce.

— Oui, c’est la crise, alors au bout d’un moment j’ai choisi plutôt de suivre ma propre crise, intérieure.

Le vélo, elle me dit que ses amis le lui ont offert pour son anniversaire.

Elle est partie avec 20 euros en poche.

Je roule en essayant d’imaginer son parcours.

Je lui dis que je n’ai jamais fait d’aussi grande distance, que je ne me rends pas compte s’il est possible d’atteindre Genève dans ce qu’il reste de la journée.

Elle me dit que si.

Je la crois.

Je lui demande comment elle fait pour manger.

Elle me dit qu’elle a toujours trouvé des gens qui l’accueillent, lui offrent de la nourriture en route.

Je suis impressionné, pour la confiance que cela nécessite dans le déroulement des jours, la bonne étoile, alors que son corps est actuellement une usine à brûler des calories à la merci de la fringale, et elle la figure de la gratitude quant à son sort, à ses choix. Mes préjugés, mes défauts d’images, une tentative de trait sur une carte mentale défilent dans ma tête. Je lui pose la question sur sa traversée d’un pays qui m’intrigue, l’Albanie.

Un large sourire se fait sur son visage, elle me dit « c’était formidable, chaque jour accueillie dans des familles », elle a très bien mangé !

Sur la gauche nous longeons maintenant des champs, à notre droite le bruit de l’autoroute se rapproche. Elle se dévoile en même temps que l’arrière d’un panneau de tôle trônant sur son bord. Dans l’autre sens, il signale aux autoïstes que la ville fait partie du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les herbes folles lui caressent les pieds, un sac plastique traîne accroché au grillage qui nous sépare des voies. Parmi les images de cette ville, je garderai toujours celle-ci. Nous continuons de longer cette autoroute, passons sous elle après quelques virages serrés, puis un quart d’heure après notre rencontre au rond-point, nos chemins se séparent face au lac des eaux bleues. C’est une base de loisir, une retenue artificielle créée dans les années 70 à partir des excavations liées à l’extraction de gravier. Je lui indique la direction pour traverser le Rhône vers Miribel. Je lui souhaite bonne route.

A propos de Laurent V.

J'avais participé avec plaisir et découvertes à des ateliers d'écriture "papier-table-stylo" au tout début des années 2000, j'en avais animé aussi alors étudiant shs, ensuite j'ai surtout fait du vélo dans la ville comme travail, et en dehors en vacances, tout en continuant un peu à lire, notamment grâce au numérique ! Présence web : un compte insta renvilo , et un site pour rendre disponibles des vieux textes des premiers cyclotouristes : velotextes .

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