L’enfant vient d’avoir quatorze ans. C’est une fille. Pas très à l’aise dans ce corps qui l’affirme de plus en plus femme. Elle se cache derrière de longs cheveux bruns et des vêtements plutôt amples. L’odeur de la bise marine lui donne envie de pleurer. Aussi loin que ses souvenirs remontent, ils sont toujours venus ici en famille, commencer les grandes vacances. Un rituel. Elle y a découvert la solitude. C’est autour de ce mot la solitude qu’elle a ouvert son journal.
Extrait du journal intime
Lundi 05 juillet
Solitude. Sol en altitude. Sol mental. Sol étude. Besoin de comprendre. Toujours envie de pleurer. Marcher. Marcher le matin. Avant la chaleur. Peu de monde. Que des solitaires. Comme moi. Et des qui promènent leur chien. J’en reconnais quelques-uns. Le grand échalas qui rentre au café de la jetée je l’ai toujours vu là. Et la mémé avec son chienchien… pareil. Et puis il y a le keum sur la jetée (keum ou meuf, je n’arrive pas à me décider). Il était déjà là l’année dernière. Zarbi ! Des fois je pense que c’est une femme d’autres fois un homme. Ce matin il est resté longtemps et quand je l’ai croisé je crois qu’il pleurait. Moi aussi j’ai envi de pleurer. Tous ces gens tout seuls ! Je voudrais écrire un livre dont l’héroïne s’appellerait Solitude et toute sa vie se déroulerait sur une très longue jetée enfoncée dans la mer et ses principales activités seraient pêcher et rêver. Elle vendrait du poisson. Les promeneurs lui raconteraient le monde et elle leur dirait ses rêves.
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Sur le pont du bateau au mouillage juste au-delà de la barre, une femme surgit de la cabine en maillot de bain, descend sur la jupe arrière et plonge dans une eau plutôt fraîche. Depuis la jetée elle apparaît et disparaît au gré de la houle. Enfin on la voit remonter et s’affairer autour de l’annexe gonflable du bateau. En peu de temps elle la met à l’eau, retourne enfiler quelques fringues, prend un sac à dos, démarre le moteur et dirige la frêle embarcation vers le rivage.
Extrait du journal de bord
Lundi 05 juillet
Au mouillage près de M. Nuit assez calme. 7h – Vent sud-ouest force 2 avec formation de houle de 0,3 m. Humidité matinale. Visibilité moyenne. Météo bonne pour navigation dans les trois jours à venir. Prévisions fiables. Aujourd’hui faire les provisions pour départ demain + plein d’eau et plein de carburant. Les locataires arrivent en fin d’après-midi. RDV au café de la jetée à 17h. Ils sont trois. Il n’y en a qu’un qui a déjà navigué. C’est pour ça qu’ils me prennent comme skipper. 8h – Une femme sur la jetée, immobile, observe le bateau. Hier elle était déjà là à la même heure. Elle est restée longtemps. Une locataire ?
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Penchée sur son ordinateur elle épluche patiemment la cinquantaine de mails datés du 05 juillet qui l’attendent ce matin. La moitié part directement à la corbeille, de la pub ou du phishing. Tiens… Antoine ! Elle clique.
Extrait du mail
Désolé de rompre notre pacte de silence. Si je ne le faisais pas tu me le reprocherais et avec raison. C’est pour parler de ta mère. Je suis en vacances à M. Je la vois quand je vais prendre le petit dèj à La jetée. Elle vient s’installer à ma table et me regarde fixement comme si elle cherchait dans sa mémoire où elle avait bien pu me voir. Bref, elle ne me reconnait plus. Elle va toujours sur la jetée, seule, son éternel bonnet sur la tête, et son pantalon de pêche gris. (Entre nous, elle n’a plus besoin de cultiver son côté masculin, la confusion est totale maintenant). Elle y reste immobile toute la matinée à scruter la mer… Puis elle repart. Hier je l’ai suivie discrètement. Elle m’a paru plusieurs fois hésitante quant au chemin à emprunter pour rentrer chez elle. Peut-être, ton frère et toi devriez-vous vous en inquiéter… Je sais… elle n’est pas facile… mais il y a certainement quelque chose à faire.
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J’aime bien la manière dont les textes se répondent les uns les autres, l’atmosphère de chaque scène est bien rendue et le titre du livre dont l’héroïne s’appelle Solitude est une belle invitation à rêver. Merci.