Sol fa mi ré do, sol si fa si la si ré, sol si facile à cirer – sourire et dérive – pas si facile à cirer les planchers mémorables de mon enfance, sentant bon la cire (qu’on devait faire fondre dans la térébenthine), à faire briller sur déplacements en patins – ah ! les patins chez mamy mais aussi chez les autres, ces déplacements chaloupés, en silence, avec le patin récalcitrant qui reste accroché et laisse le pied riper sur le bois, zipp, flap – avec la tâche, la trainée qui rappellera, à chaque visite, votre maladresse ( et dont la marque restera jusqu’au prochain passage de la paille de fer- cette paille que j’ai si souvent utilisée pour les remises à neuf, glissée sous un pied qui danse sa gigue d’avant en arrière, qui s’encrasse trop vite, qu’il faut plier, secouer pour qu’elle laisse tomber la vieille cire et dont les fils de fer rentrent sous les ongles), combien de parquets dans toutes ces maisons fréquentées ont accompagné mon enfance, chaleur du bois, jeux avec les nœuds qui me faisaient rêver des histoires pour occuper ma solitude mais aussi indications du niveau de vie de la maison familiale dans de savants damiers ou avec ses simples lignes parallèles, comme la ligne des hauts murs dans la cour de ma grand-mère, sous l’imposant néflier, où je restais attablée devant l’aliment que je peinais à avaler depuis l’heure du repas ou devant ces pénibles devoirs de vacances à renvoyer à dates précises et qui me terrorisaient par la complexité des problèmes à résoudre, je rêvais à longueur d’été sur l’espace bétonné, gris, râpeux, chauffé à blanc par le soleil estival ( autrefois ma grand-mère l’aspergeait de savon pour en faire une piste de danse, -c’est là qu’elle qui m’a apprise la valse malgré son âge, lui faisant ainsi revivre ses moments si intenses (passion qu’elle m’a transmise), et je l’imaginais sans peine, belle et jeune puis forte femme, valser au bras de mon grand-père mais aussi dans les bras de voisins, d’amis, de cousins (car elle m’expliquait combien la convivialité, le bon voisinage étaient de mise à cette époque le dimanche, seul jour de repos pour les ouvriers ) qu’elle devaient sans problème entrainer sur la piste, au son de son vieux tourne-disque qu’on remontait régulièrement lorsque la musique se mettait perdait son rythme – et quand, enfin libérée, je passais avec joie sur les gravillons de l’immense jardin de mon grand-père, situé juste en face de la maison familiale, dont les allées bordées de mini murets ne laissaient aucune herbe pousser et où je pouvais observer les insectes traverser ,- je l’imaginais pour eux – dans l’angoisse de l’inconnu et du danger d’être repérés – j’y scrutais le travail de ce petit peuple qui s’activait en silence, merveilleux de mystères, les insectes amis ou ennemis de mon grand-père jardinier et dont les allées ratissées imprimaient les passages des oiseaux, de petits mammifères dont j’adorais imaginer la vie, comprenant intuitivement la chaine alimentaire qui orchestrait les allées et venues des animaux – habitude prise pour tous mes futurs déplacements dans l’espace naturel où j’ai toujours cherché à retrouver leurs traces de passages, pas, frottis sur les arbres, déjections, sentes dans les herbes, trous, bauges, branches cassées ou mangées au printemps alors qu’elles offrent le dessert sucré de leurs bourgeons aux animaux de la forêt.
Sol souterrain, glissant, humide, où le plafond sue d’effort pour retenir le paysage, qui goutte à goutte colonise l’espace en secret, qui profite de tous ses interstices pour laisser passer l’eau qui court et se cristallise dans le silence et le noir et qui font prendre la mesure du temps, du nôtre, si court qu’il faut le traverser en cherchant le meilleur sol sous nos pieds car maintenant il est dérobé les littoraux pour le ciment triomphant, – le sol se vend et s’utilise ailleurs, se monnaie pour servir à d’autres choses que de border les côtes, à permettre aux pieds d’être chatouillés ou brûlés par ses multiples grains que la mer s’est appliquée à concasser, à réduire et à rassembler, marées après marées, qu’elle transporte dans son eau, qu’elle déplace à sa guise et qui sont tant de châteaux, de forteresses éphémères construites sur ses plages et qu’elle liquéfie pour permettre à ses apprentis architectes d’en bâtir sans cesse, d’en imaginer jusqu’en Espagne pour que le rêve jamais ne cesse – qui devient matière à transformer le naturel en objet monnayé, vendu à prix d’or, comme l’eau, dans les pays qui en manquent- la guerre du feu de nos premiers ancêtres se continue à l’infini, changeant seulement de quête.
Sol sur le long chemin de l’école, déplacement en vélo dès mon plus jeune âge, et cette rue le long de la ligne de chemin de fer, là où les gravillons s’assemblent à la suite des pluies (à cette époque, les filles ne portent pas de pantalon, c’est jupe ou robe, collants en hiver et jambes nues dès le printemps – j’ai connu ça jusqu’en 68 puis j’ai du me battre avec ma grand-mère quelques années pour qu’elle accepte que je porte un jean, elle ne comprenant pas pourquoi je trouvais si bien de porter un pantalon de travail américain) et que je redoutais à chaque passage à juste titre : une voiture me double et c’est la chute dans le magma de petits cailloux tous contents de visiter ma chair tendre et que j’ai mis des heures à les retirer sous la croute qui s’était formée pendant la classe car j’avais caché ma blessure par peur des soins vigoureux ou par fierté, -oubli – et j’ai gardé longtemps la cicatrice de cette énorme hématome qui me faisait si mal à chaque tour de pédale et dont l’aventure s’est répétée jusqu’à l’anniversaire de mes 13 ans où j’ai changé de monture, vélo contre Caddy, mobylette de mon époque, elle aussi compagne de nombreuses années.
Sol carrelé de ma maison de cœur, ce travail graphique de gris, noir et blanc, cette entrée dont j’avais toujours rêvé – et dont j’ai retrouvé le même dessin dans une maison dans le sud, ce qui m’a interpelé et démontré que les mêmes modèles étaient déjà distribués sur toute la France dès la fin du XIXe siècle et donc que ce phénomène n’est pas récent moi qui déplore qu’on ne reconnaisse plus la spécificité de chaque région avec ces constructions identiques partout – mais que j’ai dû pourtant laisser à peine sa rénovation terminée, maison qui me comblait, dont j’avais gardé les planchers que j’avais nettoyés, poncés et surtout pas cirés pour ne pas revivre cet esclavage mais vitrifiés pour en garder la chaleur et la couleur… maison que je voulais chaleureuse, familiale et qui le sera pour les suivants.
Sol de cette voie qui grimpe à la sortie de la ville, dont les pavés usés sont là depuis les romains, qui ont vu tant de pieds, de charrettes l’escalader, – que les énormes tracteurs actuelles arrachent à leurs logements millénaires – qui garde trace du fer des charrois lorsque la roche affleure, cette voie m’émeut toujours tout comme le travail de rénovation des pavés de la bastide, si « terroir » mais si difficile à parcourir avec d’autres chaussures que des baskets, encore moins avec un fauteuil roulant …
Sol jamais mis à distance pour ma petite fille qui voudrait tant le voir de plus loin, qui rêve d’y courir, qui s’imprime dans la chair de ses paumes et de ses genoux, qui ne pourra jamais y marcher pieds nus et sentir sa consistance, ses aspérités, ses pièges ou sa douceur. Sol qui se dérobe sous mes pieds à l’annonce de la nouvelle, au bord de ce gouffre qui vous fait devenir si lourd que vous vous enfoncez dans l’espace, plus rien ne vous soutient et ce pourrait être le sable mouvant redouté de la baie du mont St Michel – et la peur d’y tomber lors d’une promenade en solitaire, au milieu des moutons « pré salés »- pauvres bêtes, aiment-elles ce goût ?-, lorsque toutes les histoires entendues chuchotent à votre oreille leur terrible fin, lorsque le vent hurle qu’un cheval pourrait venir au galop et tout balayer sur son passage mais que la raison susurre que les moutons seraient partis parce que les animaux sentent tout ça mieux que les hommes, eux qui se laissent avoir parce qu’ils se croient plus forts que la nature et qu’elle viendra, c’est certain, un jour leur prouver le contraire -, ce gouffre qui borde la randonnée et dont le sentier parait si difficile de loin mais tout compte fait, se coule juste comme il faut dans l’espace étroit mais sûre, – tout est question de distance – et il faut en prendre pour ne pas sombrer dans le désespoir quand la nouvelle tombe, tel un couperet et fait chanceler l’équilibre, rend difficile la pose d’un pied après l’autre, pour avancer dans un espace inconnu pour un parcours rempli d’espoir.
Sol la si do, arpège à décliner pour chanter la planète, tous ses sols à la clé, toutes ses notes d’optimisme pour garder l’espoir que les sols d’hier tinteront dans la gamme et laisseront les pieds libres de les parcourir pour des symphonies à créer sans fugues à prévoir.
Réjane Meilley , juin 2019