Louise
Joli minois de chat, grands yeux ronds naïfs, bleu glacé comme des lacs de montagnes reflétant le ciel, cheveux blonds coupe carré à la Jeanne d’Arc, un peu essoufflée en permanence comme si elle avait couru, corps mince, presque maigre, mouvements au ralenti
En son for intérieur une feuille légère, dentelée, voletant sur la branche, se laissant porter par l’air, puis par la rivière, sans sombrer
Elle a raté le bac, elle est dans le couloir, elle entend sa mère remuer, ruminer, elle reste plantée là, elle n’aime pas qu’elle soit concierge, toujours à servir les autres, elle aussi, elle rumine devant sa porte, la porte avec la sonnette que tout le monde actionne, à tout bout de champs, elle en a assez, elle doit le lui dire, mais elle ne dit rien, elle repart dans l’escalier, s’en va
Il faut que je cherche, que je trouve une sortie, le bac, ça m’est égal, les études, cela ne m’attire pas, je vais me renseigner, des voyages, ça me plairait, peut-être, jeune fille au pair à Paris, ou à Londres, au moins j’apprendrais les langues, elle ne serait plus sur mon dos toute la sainte journée, j’en peux plus, je sais qu’elle s’inquiète, mais pour l’instant je dis stop, ma copine l’a eu, le bac, elle ne sait pas ce qu’elle en fera, mais elle, ses parents ont un beau métier, elle peut même s’amuser si elle veut, ils la laissent faire, quelle chance
Jimmy
Beau brun aux yeux noirs et aux boucles folles, corps mince et pas traînants, élancé et raclant le sol avec ses pieds
En son for intérieur un air de musique, des notes de piano qui perlent, swinguent, balancent, s’enroulent et se perdent dans les nuages
Il est dans sa chambre, devant son piano, il n’y a que ça qui l’intéresse, la musique, il cherche les notes, les rythmes, il improvise, il se veut léger, il veut s’envoler avec ses harmonies, faire danser, faire rêver, être comme le Duke, il caresse les touches, noires et blanches, effleure le clavier, dans sa tête, la mélodie se construit, chante, s’élève
C’est bon, ça vient, je la tiens, ma musique, elle coule comme celle d’Ellington, les copains m’appellent le Duke, ça me fait plaisir, mais j’en suis loin, même si je travaille beaucoup, je suis fou de ces airs de jazz, doux, joyeux, ça monte, ça explose, dans notre band, il y a quelques bons musiciens, Henry à la trompette, on l’appelle Satchmo, ça me donne envie d’essayer cet instrument, un cri, une symphonie à lui tout seul, il chante aussi, Henry, la voix rauque, pas chanteur à la mode, ah non, mais c’est beau, puis une clarinette, un saxo, on essaie un peu tout, et puis le percussionniste tout nouveau, super la batterie, on va devenir bon, on va devenir connu, je le sens
Martha
Silhouette ronde, rebondie, débonnaire, maternelle, visage de lune luisante, entouré de frisettes, d’une indéfrisable comme on disait alors, d’un blond cendré à peine grisonnant, bonhomie, gentillesse un peu appuyée qui s’impose parfois à contretemps
En son for intérieur une oie surveillant sa couvée, son unique oisillon, veilleuse comme les oies de Rome en alerte devant le danger, claquements, coups de bec, et lissage de plumes
Elle sillonne les couloirs et les escaliers avec le balai et la serpillère, elle est là pour tenir la maison propre, petit immeuble ancien, rez de chaussée plus trois étages, elle monte et descend, frotte et cire, l’odeur de plâtre humide s’efface sous son action et l’odeur du savon
J’aime bien laver, refaire propre, les gens sont contents, ils me le disent, ils sonnent souvent pour de petits services que je leur rends avec plaisir, pas beaucoup de temps libre, la concierge est dans l’escalier ou bien dans la cave, mais j’ai pu avoir ce logement pour moi et ma fille, c’est bien. C’est vrai, je regrette mon magasin de Delicatessen, je pleure mon mari, la guerre nous a fait des misères, mais on s’en sort pas trop mal, on n’est pas seul, les locataires, c’est comme une famille