Suis née.
Ai été un miracle. N’ai plus été un miracle.
Ai accueilli les miracles suivants, ai protégé les de moins en moins miracles suivants, ai trouvé qu’ils prenaient de la place mais c’était amusant. Ai été chef de file. Ne voulais pas être chef de file. Ai cédé les rênes au numéro deux.
Ai aimé avoir confiance dans les adultes. Les laissais décider. Les écoutais . Et souvent choisissais de ne pas. Disais non. Constatais alors qu’ils avaient raison. Souvent. Etais rassurée. Revenais et disais oui. Ou bien me taisais.
J’ai menti, j’ai aimé mentir, j’ai trouvé cela plus joli et drôle, je n’ai jamais menti utilement ou ne le voulais pas. J’ai imaginé des histoires pour les petits. Me plaisait trop. Les ai ennuyés. Ai gardé mes histoires pour moi.
Me cachais ce que n’aimais pas et de ce que n’aimais pas. Me cachais. Décidais de ne pas voir ceux que n’aimais pas. Fermais les portes. Me regardais. Espérais me voir autre. Avais peur des regards. Mais aimais les sourires et me moquais de savoir à qui ou à quoi ils s’adressaient.
Bougeais peu. Savais ma maladresse. Cassais ce que j’aimais. Mais lançais mon esprit, avec enthousiasme, trop vite. Croyais comprendre ce que voulaient les gens. Me trompais souvent. Le savais. En fait me trompais très souvent sur les gens. Aimais qui il ne fallait pas. Aimais qui ne m’aimait pas. Aimais bien ou aimais vraiment mais en silence. Me contentais de ce plaisir. Ai grandi, un peu. Ai vieilli surtout. Ai appris à aimer la solitude. Me voulais quiète. L’étais parfois.
Ai appris à lire. Ai voulu savoir lire pour découvrir ce qui était écrit. Ai aimé lire. Mais ne comprenais pas. Lisais en attendant. Me moquais un peu du sens. Goûtais la musique muette sous mes yeux. Ai grandi ou vieilli pour cela aussi. Ai relu. Ai choisi au fil des ans qui comprendre à travers la musique de sa langue. Griffonnais en cachette. N’osais montrer que ce qui était devoir ou plus tard travail. Ai été absurdement fière d’avoir rédigé les lettres types du Cabinet. Aime toujours les mots plus que le sens affiché.
Avais peur des autres. N’en ai plus peur pour moi depuis longtemps. Regardais, regarde l’humain avec effarement, pour le mal ou le bien. Détestais et redoute les indiscrets. Me reprochais ma lâcheté quand j’aurais pu aider et me reproche ma maladresse quand je le peux. Refusais de me pardonner, fais avec.
Pensais différent. Pensais contre. Ai vécu un temps dans un monde de pensées muettes si pensée y avait. Avec le temps ai trouvé avec qui penser en accord. M’en inquiète un peu.
Voulais avoir oeil innocent, sauf pour travail. Me méfiais des idées. Ne voulais pas penser. Ne pouvais que penser. Détestais, non déteste le mot raison. N’aime généralement pas ce que je comprends.
Ne croyais pas au mot bonheur. Ai décidé d’en ignorer l’idée. Il m’a ignoré, m’a laissé les joies. Pense que c’est bien.
Vivais à côté de ma vie. M’étonnais de la vie. M’étonnais encore un peu de moi. Voulais pourtant être vue. Choisissais le ridicule.
Avais décidé que je n’aimais pas la vie ou ma vie. Jouais avec l’idée, juste l’idée de la mort.
Mais c’est ainsi, chaque fois qu’il l’a fallu, jusqu’à maintenant, me suis cramponnée à la vie..
(publié le 17 août 2019)
image © Brigitte Célérier – Avignon (numérisation d’un détail d’une photo famliale)
étonnante absence de Je, comme toujours. Bien sûr, je me pose des questions (moi qui n’aime que comprendre). Amitié pour cette drôle d’absence.
viens de voir que j’en ai oublié (sourire)
Des mots qui disent les silences.
Une douce mélancolie…
Comme c’est joli ! Beaucoup de plaisir à cette lecture. Dérision bien dosée. Aimé particulièrement les miracles, tout « pensais », choisis de ne pas, la chute. Merci, Brigitte.
Très touchée par ce texte qui ne fait pas dans la séduction, qui cherche,tâtonne, trouve, lucidité, sincérité, radicalité, ça va au coeur… Seule incursion du Je : sur le mensonge, étonnant ! Où l’on voit que l’aveu de faiblesse est une force 😉
jolie interprétation de cet oubli… vais m’interroger 🙂
Curieux ce besoin de se débarrasser du « je », pour ma part soulagée d’avoir joué avec le « tu ». Heureuse que vous ayez osé, il est touchant ce texte, merci Brigitte.
en fait l’abandon du je était évoqué en passant dans la vidéo de François Bon, pour le rythme… applaudi à la solution du tu
J’aime cette écriture en finesse tout en retrait qui dit seulement ce qu’il faut avec une immense délicatesse…
tu es toujours trop gentille
Aime beaucoup, j’aurais pu mettre mes je un peu partout, je trouve cela beau honnête et pudique et encore mieux, précis et très juste, délicat.
Très belle délicatesse, en effet. Merci
Brigitte, vous avez réussi, tout en douceur précise, à faire exploser le texte macho et arrogant de Handke. Merci et bravo !
un grand merci à vous tous
Une présence double dans cette introspection – celle de l’introspectée qui est l’objet d’écriture bien sur, mais également celle de l’introspectant dans la forme – quel recul et cependant quelle authenticité, on dirait le regard d’un auteur sur son personnage !
Merci à vous et bravo !
je m’attarde longuement doucement sur le vivais à côté de ma vie en me demandant comment ça cesse ou se défait et si un jour vraiment on sait ? En tout cas c’est infini et précieux où ça (m’)emmène !
pour autant que je sache ça n’en finit pas sauf quand la vie se rebelle et vous signifie que bin il faut tenir compte d’elle
me plaît énormément tout mais encore plus énormément le passage sur le bonheur (l’abandon de son idée, et les joies) et la 2e phrase! merci de t’être livrée comme jamais! et pour la photo!
(vous n’aimez pas la raison (moi c’est les comptes) : mais vous avez raison d’avoir osé…) (l’image est magnifique) (et pour « l’abandon » du je voilà un moment (quand même) que vous pratiquez ce jeu-là) – compliments…
j’arrive en retard mais aussi sonnée que tous les autres par ce texte qui ne fait pas le compte, merci