Rien. Ne pas savoir où ni quand. Du noir, une lumière s’échappe incertaine, hérissée et granuleuse, sur la joue le picotement de l’herbe aux senteurs tenaces qui contrastent avec l’âpreté de la poussière. Bribes de sensations confuses, à même le sol. Le froid dévore la sensation, l’efface. Trouble de ne rien sentir. Le visage collé contre le sol, tu fixes un point aveugle, regard voilé, main à plat contre la surface rugueuse, un instant sans mot, sans rien arriver à faire, perdu, dans l’incertitude. Tu ne reconnais pas l’endroit, paysage informe dont la peur amplifie la dimension, ses variations secrètes et ses perspectives mystérieuses, pas peur de ce que tu vas voir, peur d’ouvrir les yeux, un œil fermé, l’autre encore trop près de la matière abrasive du sol, de ses anfractuosités, sans savoir ce que tu vois, perçois dans l’entrelacs de lacis, cette proximité t’aveugle, impossible encore de bouger, le reste du corps peine à se mouvoir, fragments de corps, amas de chair, de douleur diffuse. Tout commence par la fin. Tu forces sur tes bras pour te relever, quelques centimètres pour libérer ton œil de ce qui l’occulte, le nez dans l’herbe, la bouche pleine de poussière, les oreilles sifflantes, tu parviens enfin à te dégager d’un mouvement inespéré du bassin et dans un cuisant effort tu prends enfin conscience de ta situation pitoyable. Ton corps se transforme étrangement dans la douleur. Parvenant à dégager ton bras comprimé, tu te laisses basculer sur la droite pour retomber lourdement sur le dos, l’épreuve intense de la chute, du choc, te fait ouvrir l’œil resté clos jusque là. Tu parviens enfin à te lever, un genou au sol puis tout le corps se hisse, le regard flou dans le vague, souffle court, le corps qui tremble encore après l’effort, léger vertige, ne pas se lever trop vite. La lumière aveugle l’œil maintenu fermé trop longtemps, fente de lumière qui trouble et oblitère le paysage dont tu ne distingues encore que quelques formes floues, silhouettes abstraites, taches denses et dansantes, vibrations lumineuses. Tu fais quelques pas en arrière, presque malgré toi, mouvement de recul, dans la crainte de tomber, chancelant, tu veux prendre distance au plus vite, t’éloigner d’un pas, puis de deux, et dans cette marche arrière, tu commences peu à peu à déceler dans l’horizon qui se dégage, en même temps que tu récupères l’usage progressif de la vue, tête en l’air, le ciel au-dessus de ta tête, immobile, impérieux, exposé. Tu regardes filer, sans défense, les lointains nuages aux profils variés. La chaleur de ton corps t’envahit mollement, le sang réchauffe ta charpente. Le monde autour de toi ne s’arrête pas, épuisant de tension, un instant après l’autre, en revenant en arrière, imprévisible, avec une certaine confusion dans la détresse. Au milieu d’un champ de ruine, d’un terrain vague désolé, secoué de talus d’herbes folles, sur une colline au-dessus de la ville. Le paysage se dévoile enfin devant toi. La ville en contrebas. La circulation des véhicules. Les bruits de la ville qui montent jusqu’à toi, t’appellent et t’étourdissent. En un instant tout peut chavirer. Et puis plus rien.
Quelle chute! Un super zoom arrière tout en sensations.
Merci beaucoup Céline, il y a pas mal de points communs entre nos deux textes dans les sensations ressenties, par contre le votre est beaucoup plus ample et vous réussissez à lui faire prendre de la vitesse (la voiture ça aide), et surtout de la hauteur et de la distance !
Bonjour Philippe,
je ressens dans la description du sol, du rapport aveugle au sol, et à l’entre aperçu, et le regard au dessus qui s’adresse, comme si la focale parlait en somme, une tentative désengluement (si ce mot existe) de l’humain contre / face à l’espace,
Bonjour Catherine, et merci beaucoup pour ton commentaire. Je crois en effet que le zoom dans l’intitulé de l’atelier a accentué chez moi une double focalisation (trop près, trop loin) qui empêche de voir la réalité comme elle est, en la déformant, là où beaucoup d’autres ont réussi (et c’est la force de ces ateliers) de jouer sur les distances, la vitesse du mouvement, comme ton texte qui s’envole très haut, brise le plafond de verre, avant de retrouver son point de départ.