Leur première rencontre a eu lieu dans un café du bord de mer. Ils occultent souvent ce moment là. L’un l’autre avaient l’impression de ne pas être vraiment présents, que rien n’avait encore commencé entre eux. L’oubli n’est pas forcément volontaire. D’autres instants, regards, pensées, effleurements, d’autres émotions se sont imprimés dessus, recouvrant cette approche initiale jusqu’à l’oblitérer. La jeter hors de leur mémoire. L’effacer. Leurs regards se sont pourtant croisés ce jour là au café. On entendait la mer au loin, il y avait du vent. Quelques grains de sable soulevés par des bourrasques de vent imprévisibles, venaient frapper par vagues successives la joue et pénétraient insidieusement dans l’œil des passants. La jeune fille était attablée en terrasse, à l’abri du vent derrière une paroi en verre, sur le quai qui borde la plage. Elle buvait son café dans un verre, c’est souvent le cas dans certains bistrots de la ville tenus par de vieux Maghrébins. Elle fumait une cigarette blonde d’un air distrait pour se donner une contenance. Son regard flânait sur le paysage. Libre, à l’affût. C’est dans ce relâchement qu’une rencontre devient possible, au moment le moins prévisible. Elle ne pensait à rien lorsqu’elle l’a aperçu discutant avec des amis, quelques mètres plus loin. Il venait de se baigner. Son corps nu était encore humide. Luisant dans la lumière rasante. Des fines gouttelettes coulaient le long de ses jambes aux cuisses musclées. Elle croyait ne pas l’avoir remarqué mais elle avait bel et bien capté et enregistré cette information visuelle dans un recoin secret de son cerveau, de sa mémoire intime. Il a vu qu’elle regardait dans sa direction. Et comme elle ne s’est pas rendu compte de ce qui se passait en elle, ce qu’elle ressentait profondément, et que, de son côté, le jeune homme ne paraissait émettre aucun signe d’attirance ou d’intérêt, abordant ce moment banal avec l’indifférence de mise, avec insouciance et détachement, il s’est approché d’elle, à pas lents, sans penser qu’elle l’attirait, pas du tout. Se souvenait-il de ce premier regard ? Il s’était approché pour lui demander une cigarette. Avant cela il lui a demandé s’il pouvait s’asseoir à ses côtés. Une chaise était libre à la table de la jeune fille. Elle n’a dit ni oui ni non. Son silence était selon lui une forme d’acceptation. Il a pensé tacite. Il aime ce mot depuis longtemps. Il s’est assis de biais. Il a préféré se positionner légèrement de travers, pour ne pas lui faire face et donner ainsi l’impression qu’il ne voulait pas s’imposer à elle ou qu’il ne s’intéressait pas à elle. Et pour masquer un peu plus cette attraction, comment appeler cela autrement cette stratégie d’approche détournée qui refuse de dire son nom, d’appeler un chat un chat, il lui demande une cigarette, le fourbe. Elle s’est sentie soulagée et vexée dans le même temps. Elle a essayé de ne pas montrer son émotion. Le rouge qu’elle sentait monter à ses joues. Pas sûr qu’elle y soit parvenu. Le doute persiste. Elle ne le reconnaîtra pas, mais c’est ainsi. Il vient me voir pour mes cigarettes. Elle lui tend son paquet dans lequel il en extirpe une qu’il allume dans la foulée en attrapant le briquet qu’elle a laissé près de son verre de café tiède à moitié plein. Et c’est à ce moment là qu’il engage la conversation. Il lui demande ce qu’elle fait là, sur cette plage, si elle s’est baignée, si elle aime la mer, si elle vient souvent là, si elle est venue seule, si elle compte revenir. Elle répond à toutes ces questions d’un souffle timide entre ses lèvres serrées, tout en jouant avec sa cigarette qu’elle tient malhabile comme une pointe de stylo, dont elle écrase régulièrement le bout écarlate contre le montant du cendrier en verre, recouvert d’une publicité pour les cigarettes qui s’est légèrement effacé avec le temps. La boucle est bouclée. Elle fait régulièrement tomber des copeaux de cendre à l’intérieur. D’un geste nerveux qui se répète. Un tic incontrôlable. Elle se consume devant lui. Gênée. Elle ne sait pas pourquoi elle ressent ça. Elle pense à sa timidité. Quand elle dit timidité, elle ajoute toujours maladive. C’est plus fort qu’elle. Elle va le revoir plusieurs fois à cette terrasse de café. Elle y a ses habitudes. Elle n’aime pas trop se baigner. Mais la présence de la mer et de son bruit de va-et-vient ont quelque chose de fascinants qui exercent sur elle un trouble dont elle ne comprend pas l’origine. Ce qu’elle ne sait pas encore c’est qu’elle joue avec ses habitudes qui deviennent ses alliés. Elle se cache derrière la monotonie de son quotidien pour justifier une présence régulière dans ce café d’où elle peut voir le jeune homme et croiser son regard à la dérobée. Le faire tomber dans un piège qu’elle n’imagine même pas. Ce sont les plus efficaces. Elle finira par le comprendre, et mettre des mots sur ses sentiments, mais ils existent déjà en elle. C’est juste qu’elle ne les envisage pas. C’est au moment où elle va comprendre que ses manœuvres même inconscientes prennent forme et provoquent des réactions en chaîne, qu’il sera trop tard. Ils seront déjà attirés l’un vers l’autre. Il n’y aura pas encore de désir, même si chacun d’eux sait parfaitement à quoi ressemble le corps de l’autre, entr’aperçu sur la plage en maillot de bain, et la peau brune au soleil, et cette odeur de miel qui s’en dégage.
Quand son ami lui décrit avec une grande précision la maison familiale sur la Butte Bergeyre, elle entre avec lui dans chacune des pièces sans se douter qu’il n’y est jamais venu, ni même entrée une seule fois. Comment pourrait-elle l’imaginer, le deviner ? Elle lui fait confiance. Il évoque le lien familial qu’il entretient avec cet endroit, mais c’est un mensonge qu’elle ne peut pas saisir, elle va pourtant s’en servir pour venir en aide à ses parents à la recherche d’un abri. Et se rapprocher de lui. Elle ne s’en rend pas compte tout de suite. Le jeune homme projette en effet sur ce lieu ce qu’il a vécu dans d’autres endroits qu’il connaît sans y avoir vécu, car il habite non loin de la maison de la Butte, dans un immeuble HLM à proximité. Un cul de sac en contrebas depuis lequel il a passé sa jeunesse à observer cette demeure inaccessible comme un phare qui s’élevait dans le ciel. Il imaginait ce que serait sa vie dans cette immense maison. Quand il passait devant, jouait à côté avec ses amis, était invité chez des voisins, il l’observait longuement pour se faire une idée plus précise des différentes pièces de la bâtisse. Elle découvre ce mensonge un jour alors qu’elle revient du marché, les bras chargés de victuailles, dans de grands sacs en toile. Ses parents ne peuvent pas sortir de peur d’être reconnus. Elle sort à leur place faire les courses. C’est en remontant l’avenue ce matin-là qu’elle croise son ami dans la rue, en bas de la Butte Bergeyre. Elle est surprise de le retrouver dans ce quartier. À la fois heureuse de ces retrouvailles et méfiante et inquiète de le rencontrer là où ne devrait pas être. Sensation ambivalente qui la trouble. La submerge. Par réflexe, avant même toute réflexion, elle se cache derrière la carrosserie d’une voiture, en se baissant légèrement pour qu’il ne la voit pas. Elle ne sait pas ce qui la retient de se montrer, de lui faire signe, de venir jusqu’à lui, de le rejoindre, de le prendre dans ses bras. Elle y a pensé tant de fois ces dernières semaines. Pourquoi se retient-elle ainsi ? De quoi a-t-elle peur ? Cela fait plusieurs mois qu’ils ne se sont pas vus. Cruelle séparation. Depuis son départ précipité de Marseille avec ses parents en fuite. Elle n’avait pas de moyen de le contacter. Elle s’attendait à ce qu’il la rejoigne dans la maison abandonnée dont il lui avait parlé. Mais il n’était jamais venu l’y retrouver. Le voir là, à quelques centaines de mètres de cette maison, comme si elle n’existait pas, la maison, comme s’il ne l’avait pas vue, il ne la remarque pas en fait, mais elle ne peut pas en être certaine. Elle se fait sans doute des idées. Ces pensées filent à toute allure dans son esprit perturbé. Elle est à ce point étonnée de le croiser dans ce quartier dont il lui a parlé sur la plage, dont il lui a décrit les moindres détails et qu’elle a su en retour, avec une précision aussi impressionnante, présenter à son tour à ses parents, pour qu’ils viennent y vivre avec elle, qu’elle préfère rester à distance, en retrait et l’observer. Il rentre avec son ami dans un immeuble HLM de la rue des Chaufourniers, en contrebas de la Butte Bergeyre. Ils discutent et rient sans se rendre compte de sa présence. Ils ne la voient pas. Elle saisit d’emblée qu’il y a quelque chose d’étrange et de déplacé dans sa situation à lui qui ne devrait pas se trouver à cet endroit tout autant que dans sa réaction à elle qui se cache car elle se sent coupable. Son mensonge est devenu le sien. Voilà ce qu’ils partagent désormais à distance : un mensonge. Son bonheur désormais brouillé par ses soupçons assommants.
Ses parents ne lui ont pas tout dit sur leur condition de vie, la raison de leur fuite. Enfant, elle les voyait changer de lieux d’habitation très régulièrement, tout se décidait toujours au dernier moment. Sur un coup de tête. Elle les suivait sans comprendre ce qui était en jeu. Ce qui avait pu l’amuser dans sa jeunesse, ne lui plaisait plus du tout. Et l’incompréhension rendait la situation plus difficile à vivre encore. Aujourd’hui, adolescente, elle voudrait comprendre pourquoi elle se sent ballottée depuis toutes ces années, et quelle explication à leur départ inopiné de Marseille ses parents pourraient-ils lui donner alors qu’elle commençait à se plaire là-bas. Il lui faut encore une fois quitter la ville précipitamment. Sans un adieu. Sans explication. Ses parents s’en étonnent. Elle n’avait pas l’air de s’y plaire tant que ça ces derniers temps dans cette ville. Elle paraissait fermée, renfrognée, sans relation. La jeune fille les contredit. Le ton monte. Ce n’est pas vrai. Mais au fond, elle sait bien qu’ils ont raison. Si elle veut rester là c’est qu’elle a rencontré quelqu’un. Sa mère l’a senti. Elle lui a demandé si elle était amoureuse. Une mère sent ces choses là. La jeune fille a nié. Tête baissée. Regard dans le vide. Mais oui, elle a rencontré un garçon. Ses parents lui interdisent de parler aux inconnus, c’est dangereux, risqué, cela peut mettre en péril leur planque et les obliger à sortir de leur cachette. Ils doivent rester discrets, elle le sait, ils n’arrêtent pas de le lui répéter. Faire profil bas dans la rue. Ne pas sortir en dehors des besoins nécessaires. À certaines heures. Ne pas se faire d’amis. Devenir invisibles. Question de survie. Mais c’est compliqué pour une jeune fille de son âge, reconnaît sa mère. Son père s’emporte, s’agace devant la défense de sa mère, l’attitude puérile et inconséquente de sa fille. Mais je n’ai rien demandé, plaide-t-elle. Pourquoi lui faire subir cela ? La jeune fille sent que son père ne l’aime pas. Elle ne lui avoue pas, mais elle demeure fuyante. Elle se confie parfois à sa mère, l’embrasse, accepte son étreinte, même furtive, un mot tendre, un regard complice, une marque d’attention, son père jamais. Il n’y a pas de tendresse entre eux. Elle le sent ailleurs. Il est sur le qui-vive, sans arrêt préoccupé par autre chose qu’elle, ce n’est pas un secret. Elle n’est pas sa priorité. Quand il lui parle c’est toujours pour lui dire de faire attention. De ne pas prendre de risque. La discrétion avant tout. Elle entend disparaît. Cache-toi. Il fait passer la survie de son couple avant celui de sa famille. Il est égoïste. Il l’a toujours été. Ce qu’il a construit dans son combat politique, au fil des années, avec sa femme comme complice, il ne peut plus aujourd’hui le poursuivre avec sa fille qu’il considère, sans le reconnaître implicitement, comme un poids mort. En fait, il ne peut plus combattre, le temps n’est plus au combat, mais à la fuite. De maison en maison, de pays en pays. L’échappatoire est l’unique issue désormais. Une famille dans ces conditions n’est pas concevable. Il a du mal à le reconnaître, continuant à privilégier la survie au détriment de la vie de tous les jours. Toute son énergie se concentre dans cette vigilance dévorante mais vaine dont il doit faire preuve pour rester libre. Ne pas se faire prendre. Retourner en prison. Ce serait la fin. Il n’accepte pas de finir ainsi. Il ne parvient pas à partager son attention. A accepter la fin. Tourner la page. Mais c’est déjà trop tard. Tout est fini.
la description sensuelle du café au bord de la mer; ce qui se passe silencieusement en eux si délicatement précis… ce qui se dessine de l’entourage, des contraintes, des mensonges et des sentiments vrais même si à peine naissants.. besoin se crée de suivre
Très touché, merci Brigitte. La scène s’est installée peu à peu et c’est dans cette patience à laisser venir les éléments les uns après les autres, comme on regarde autour de soi, dans la rue, qu’on observe ce qui s’y passe qui d’habitude nous paraît sans intérêt et qui, dans l’accumulation lente, fait sens et sensations, qu’elle a surgit lentement. Et c’est tout l’attrait de cet atelier.
Prenant. Pas d’autre mot. Merci Philippe Diaz de nous donner cette envie de « page tourner »
Heureux Ugo que le texte te plaise et de cette manière tout particulièrement. Hâte d’y retourner avec la prochaine séance d’atelier.
moi aussi pour tacite – Tacite racontait cependant ses histoires… plein d’images de films qui passent (un peu de « Corniche Kennedy » (Dominique Cabrera – concon cependant mais pour Marseille sans doute), pas mal de « Kajilionnaire » (Miranda July – assez marrant (notamment les trucs qui se passent dans la maison) si tu ne l’as vu, ça peut indiquer une piste) – aussi le film de Raoul Ruiz « L’hypothèse du tableau volé » pour la maison encore) (d’autres encore) – enfin chacun voit midi où il veut (les mères sentent ces choses-là, certes,mais pas que) (hein) :°))
Bonjour Pierre, On ne mettrai pas ces pistes de films dans la nouvelle rubrique dont j’ai perdu le nom, celle de l’Agir, (vérifié : nommée la fabrique) ? Enfin, pas sûre de savoir comment, peut-être un article qui se complète au fur et à mesure ou alors plus simple qui renvoie vers le commentaire pour ne pas alourdir ? Mais pourquoi cet été ce désir de tout relier ? Un an à se tenir dans les écarts ? Peut-être. Le désir encyclopédique. En tout cas merci pour ces références, Cat
Bonjour Catherine, je n’ai pas encore vu passer cette nouvelle rubrique sur le site, mais je suis sûr que Piero se fera grand plaisir de la renseigner avec toutes ses références cinéphiliques.
Cher Piero, chaque ville porte en elle l’ensemble des films qu’on y a tourné qui vient s’ajouter aux images et souvenirs qu’on a de celle-ci au fil du temps. Et Marseille et Paris sont des grandes villes de cinéma. Merci pour ces références. Je ne connais pas « Kajilionnaire » je vais essayer de le voir et cela fait longtemps que je veux revoir « L’hypothèse du tableau volé » et justement il est disponible sur Mubi en ce moment, je vais le regarder ce week-end.
Bonjour Pierre, On ne mettrai pas ces pistes de films dans la nouvelle rubrique dont j’ai perdu le nom, celle de l’Agir, (vérifié : nommée la fabrique) ? Enfin, pas sûre de savoir comment, peut-être un article qui se complète au fur et à mesure ou alors plus simple qui renvoie vers le commentaire pour ne pas alourdir ? Mais pourquoi cet été ce désir de tout relier ? Un an à se tenir dans les écarts ? Peut-être. Le désir encyclopédique. En tout cas merci pour ces références, Cat