Wetzlar, tu y retournes quarante-cinq ans plus tard ; la caserne est toujours là, de l’autre côté de la rue où tu vivais avec ta famille ; on ne saura rien d’autre que les économats où ta femme allait faire ses achats, l’aînée de ses filles à la main, la plus jeune dans son landau ; la maternité a disparu ; tu le constates avec un brin de dépit dans la voix, tu tenais tant à tout montrer de ce passé qui se dérobe à la mémoire ; sur place, tout te semblait possible ; ta femme, elle, se souvient quand même de ta voix d’instructeur qui dépassait les murs d’enceinte ; tu détournes la tête pour ne pas rencontrer l’objectif.
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Les lunettes… quelle injure au visage dans les années 60 ! ; ces loupes sur tes yeux qui te donnent un regard dur, froid et en même temps insaisissable, avec leur monture noire épaisse, qui obscurcit ton visage pointu, émacié, cuivré malgré le noir et blanc de la photo ; ce que l’on n’oublie pas d’une carnation, d’un grain de peau, d’une ride creusée au large de la bouche, de part et d’autre, et qui découpe le menton.
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Sur les dernières photos, la tête toujours un peu penchée, ton regard accompagne ton sourire ; même tes yeux rient ; quelqu’un devait t’amuser, se moquer gentiment de toi ; on pouvait tout oser ; avec la vieillesse et la maladie, tu avais remis à sa place l’essentiel de la relation.
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On cherche des ressemblances… oui, ce visage anguleux et pointu, c’est bien celui de ta mère.
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Elle commençait à l’oublier quand dans un rêve elle avait traversé son visage ; la force de l’image persistait au réveil mais il fallait encore fermer les yeux pour ne pas risquer de le perdre ; son visage lui parlait de loin ; elle le surplombait, elle avait plongé en lui et l’avait traversé ; elle se dit qu’on ne perd pas que le visage, on perd aussi la voix.
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Souvent la nuit elle le croisait, ils partageaient leurs moments d’insomnie ; penché sur des feuilles éparses, les comptes du ménage, son visage exprimait l’inquiétude ; elle y lisait parfois du désarroi.
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Les yeux perdus au plafond, tu évoquais ta mort prochaine, la possible rencontre avec ton propre père ; une perplexité douloureuse inscrite dans tes traits ; mais de peur, non, pas l’ombre d’une crainte quelconque à affronter la mort ; tu aurais juste voulu vivre encore quelques années ; tu aurais juste voulu changer la donne de départ ; les cigares qu’à six ans ton père te mettait dans la bouche ; les gauloises troupes fumées durant l’armée ; oui mais voilà, on ne pouvait pas revenir en arrière ; il fallait assumer la vie et le reste de vie à venir ; et dans un haussement de sourcils tu exprimais ton acceptation.
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Ses oreilles larges, de plus en plus décollées avec l’âge, étaient source de moquerie ; elle lui avait écrit un jour au dos d’une photo où il posait élégamment avec sa femme : « Ouah ! Sur celle-ci tu es beau, tu ressembles au prince de Galles !* » ; et sous l’astérisque, elle avait ajouté : « à cause des oreilles. »
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Un jour on l’avait retrouvé recroquevillé sur le canapé ; son corps n’avait plus d’âge ; son visage pourtant semblait apaisé, éloigné de la douleur ; un visage de vieillard en route vers la mort.
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Tu conduis sur cette route de campagne étroite qui coupe à travers champs, les chênes verts, les vignes, quelques maisons disséminées, au loin les Dentelles de Montmirail, les fils électriques noirs dans le ciel bleu ; elle fixe les poteaux qui se succèdent, elle a vu blanchir tes phalanges, elle sait que tu pleures ; elle ne peut qu’apercevoir ton profil ; sans chercher à te regarder, son œil te devine ; à sa gauche, elle ne voit que les muscles de ta mâchoire ; tu serres les dents quand elle te dit qu’elle s’en va ; plus tard, une larme brille sur ta joue. Ce qu’elle savait de toi.
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La sage-femme vient de quitter la chambre au 70, rue de Montay ; il est cinq heures du matin ; Eugénie tient son fils dans ses bras, tout contre elle ; épuisée, elle admire son bébé ; « Tu en as de beaux cheveux noirs et de belles frisettes ! », murmure-t-elle en effleurant des lèvres le petit front duveteux ; elle a vingt-deux ans, elle est tisseuse chez Seydoux ; son père, Zéphir, a pleuré dans la cuisine quand il a appris que le père de l’enfant refusait de le reconnaître ; et puis, il a dit à Eugénie : « T’in fais pos m’file, aveque t’mère, nous soign’rons t’in brayou comme si chéto l’not. »
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Sur le lit blanc, sa main gauche reposait, inerte ; c’est ce qu’elle vit d’abord en essayant d’entrer dans la chambre d’hôpital ; l’angle d’ouverture était insuffisant pour qu’elle distingue son visage ; livide, elle poussa d’un seul coup la poignée pour ouvrir en grand la porte mais celle-ci heurta un obstacle et revint immédiatement vers elle ; dans cet espace temps que contenait un angle de
50 ° ; dans ce mouvement de porte violent et désespéré, c’était comme un clin d’œil de la mort à la vie ; elle perçut quelque chose de sa peau ; elle avait viré au gris.
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Un jour on se regarde dans un miroir et on y voit le regard du père ; pas seulement la couleur des yeux similaire, ce bleu légèrement turquoise aux grains mordorés ; mais un questionnement sans réponse.
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Ton visage finalement pour moi, c’est ton regard.
Des fragments très poignants, des silhouettes se dessinent encore très mystérieuses mais déjà chargées du drame qu’est vivre…
Merci Catherine, pour votre lecture entre les lignes…
frissons, échos, merci
C’est moi qui vous remercie, Caroline. Embarquées nous sommes, dans des histoires qui tissent notre commun.
Oui, encore beaucoup de mystère dans ce visage à travers ces fragments… vie et mort, mélange inéluctable… et bien des ouvertures possibles à ces scènes éclatées dans le temps et l’espace…
J’y ressens aussi une indicible mélancolie. Elle semble traverser chaque phrase.
Je retiendrai le clin d’œil de la porte qui bat et cet air de ressemblance que nous entrevoyons parfois avec l’un ou l’autre de nos parents, ressemblance qu’on déteste ou alors qu’on accueille comme une évidence…
La mélancolie… l’état dans lequel je plonge devant ce visage qui ne m’a pas tout dit. C’est une quête, un visage. Cette proposition nous fait aborder la quête… Merci, Françoise, de me lire et de ton ressenti si juste.
Que d’esquisses déjà ! Embarqués nous voilà en lecture autant qu’en écriture… Merci, Marlen.
Oui ! Anne, je suis si heureuse d’avoir pris la décision de participer à cet atelier, et de te lire encore, et d’avancer ensemble !
on lit, on aime, et puis il y a le dernier fragment et le jour où on voit le père (ou la mère) dans la glace et où on a l’impression de le ou la comprendre mieux de l’intérieur, et tant pis si c’est erreur
Bien, oui, c’est ça, Brigitte ! Ce que le regard de l’autre jailli de soi, imperceptiblement, nous dit de l’autre…(ou que l’on voudrait qu’il nous dise…)
Marlen, quel plaisir de te lire !
Ce que j’apprécie le plus, c’est que dans chaque fragment il est question d’une rencontre avec l’autre, le visage pour point d’ancrage, et on appelle la mort, la naissance, la mémoire bafouée à cause d’une maternité qui n’existe plus, la fuite d’un père qui ne veut pas reconnaître l’enfant, la tristesse, les moqueries… Ce qui fait la vie, la laboure, la chamboule. Et cet autre est là, dans un je aussi là, un lien entre l’un et l’autre. Dire le nous, tout en laissant place à chacun dans sa singularité.
Merci.
Annick ! Ton message me touche tellement, merci. Un visage, une rencontre, oui. Et en même temps, j’ai bien conscience que décrire n’est pas « dire » le visage… Et si ce visage pour moi est le regard, cela va bien au-delà de la couleur des yeux…
Décrire, dire, question intéressante d’où est la limite entre les deux, ce qui les distancie, les relie peut-être un peu.
Et tout à fait d’accord, le regard dépasse la couleur des yeux, la paupières, la pupille… va au-delà, ce qui n’est pas toujours facile à percevoir, écrire, c’est tout un exercice, un apprentissage.
En tout cas, encore merci pour ce texte. Je lis les autres un peu plus tard, rattrape le retard petit à petit en allant faire un tour chez les uns les autres.
Tout beau w-e.