Jour 1
Une boite métallique, fatiguée, usée. Une inséparable de toi. Disperser un peu de tabac, installer un filtre, une feuille, rassembler le tabac contre la fine toile de tissu. Rouler, maintenir, fermer, récupérer la cigarette. Toujours à portée de toi, Dans ta poche latérale, ta poche revolver, ton sac, ta sacoche, sur ton siège, ton établi, ta table de nuit, ton bureau, dans ta valise. Usée par tes paumes, par tes pouces. Éreintée de s’ouvrir, se fermer, se rabattre, ternie par le temps, la poussière, les fonds de pots de Pueblo que tu réunis quand la flemme se fait sentir de descendre au village.
Toujours au centre. Entre elle et toi, plus qu’une connivence, elle est une peau dont tu connais par cœur le grain. Ton geste est sûr, la boîte se cale entre tes doigts, la cigarette sort. Combien ai-je fait de tentatives, moi, avant de me familiariser avec le matériel ? Combien de tu m’en roules une petite suivi d’un laisse je vais le faire. Combien de cigarettes au filtre pendouillant, ou si serrées qu’elles étaient infumables ? Puis quelle fierté, bien dérisoire, avec le recul, j’en prends conscience, de réussir moi aussi l’opération ? Même en voiture, quand tu conduis, même au soleil, sous un tunnel, à contre jour ou sans appui.
Ta boîte métallique, ta boîte à rouler, ton inséparable.
Jour 2
La toile ne tenait plus qu’à quelques fils, les minuscules charnières se plaignaient discrètement et disons-le, la boîte se déglinguait. Pourtant, l’essai que tu as fait de la remplacer, allant jusqu’en Belgique pour tenter de trouver l’identique a été un échec, la boîte brillante, toute neuve, au fin film plastique remplaçant la toile n’a pas fait long feu et a fini dans un tiroir. La boîte usée, patinée, ternie est restée ton inséparable. Il a fallu commencer à la manipuler avec précaution, comme une vieille dame. Sur le couvercle les cinq lettres, RIZLA avaient encore de beaux jours devant elles. J’aurais aimé la conserver, cette boîte. Tant de toi s’y est inscrit, tes contemplations, tes méditations, tes marches, tes palabres sur la plage le soir venu, tes lectures, tes grands enthousiasmes. Mais quelle idée, de vouloir conserver de toi l’objet intime qui a sans doute contribué à t’emporter ? N’empêche, bêtement, elle me manque.
NB: J’écris au passé au sujet de cette boîte alors que, si toi tu as disparu, elle est encore là, ses rides oxydées au repos à présent.
Jour 3
C’était ton objet intime, inséparable. Usé, patiné, terni et irremplaçable. Je l’associais au son de tes innombrables briquets. Au bruit du couvercle refermé succédait aussitôt celui de tes briquets, le plus souvent vides, que tu actionnais les uns après les autres et que tu utilisais parfois par deux, frottant les pierres l’une à l’autre jusqu’à l’étincelle. Enveloppe tactile, sonore et olfactive quand les premières volutes de fumée tournaient autour de ton visage. Ce n’est pas moi qui ai récupéré l’objet. Je t’y aurais retrouvée, y aurais plongé le nez, aurais réanimé des odeurs, des sensations, des gestes. Elle est une trace remplie d’empreintes de toi. Aurait-elle été, si je l’avais gardée, tricoteuse de souvenances comme j’en ai l’intuition ? Quelle ambivalence, quand j’y pense. Je m’attendris sur un objet pourvoyeur attitré de poison.
Jour 4
C’est un objet témoin. Une simple boîte à rouler des cigarettes. Oxydée, usée par le temps, par la vie rude du campo, par la poussière, par juste la vie. Un objet simple, astucieux, et celui qui en a inventé le mécanisme a dû s’en féliciter. Elle requiert moins d’habileté que pour rouler le tabac entre les doigts comme font certains. Et elle sert aussi de boîte de transport. Un peu de tabac d’avance, quelques filtres, un paquet de feuilles et on peut s’en aller et avec soi, avoir de quoi tenir deux ou trois heures. Elle trônait partout où tu étais, même à l’hôpital où elle a cessé, définitivement, de servir et un peu à la fois, de t’intéresser. Sont venues, entre la boîte et toi, quelques semaines d’indifférence.
Jour 5
C’est une boîte que j’ai toujours connue, je veux dire connue en même temps que je t’ai connue, toi. Une boîte devenue vieille, et à laquelle je m’étais attachée, comme on s’attache à ce qui entoure les gens qu’on aime. Une boîte à rouler des cigarettes, rien d’extraordinaire. Usée, fatiguée, ayant rempli sa mission. Un objet venimeux, que je garde pourtant côté cœur. Elle sera malgré tout vecteur de transmission et restera la boîte de. Ta boîte. Un objet témoin, un objet intime, usé, fatigué par tes paumes, par tes pouces. Ton inséparable. Elle traversera encore des années de nos années, à nous, les vivants.
Sous le charme complet de cet inséparable et de sa propriétaire. L’ambiguïté des sentiments reliée à cet objet, d’une douloureuse beauté, donne une incroyable force au texte : « Une boîte à rouler des cigarettes, rien d’extraordinaire. Usée, fatiguée, ayant rempli sa mission. Un objet venimeux, que je garde pourtant côté cœur. » Venin et coeur, quel rapprochement. Merci pour ce texte que je garderai en mémoire.
Merci pour ce commentaire qui me touche énormément. Le sujet, vous vous en doutez, était sensible pour moi. Mais l’objet est apparu comme une telle évidence quand François a envoyé la proposition…