« Toi, tu es faite de granit », il dit ça, puis s’en va et me laisse, il se moque, il s’absout, je sais la perfidie de ses mots, la distinction dont il se pare, lui l’enfant des pays calcaires, le petit garçon qui cherchait les fossiles dans les ruines romaines du Ksar El Amar, lui qui m’a montré ses ammonites, ses rostres de bélemnites, ses empreintes de fougères, quand je n’avais qu’à avouer mes déceptions de petite paysanne sauvageonne qui grattait les mousses et décapait les lichens en m’écorchant les doigts, à la recherche du pur cristal de roche dont aurait été fait le socle grossier de ce crucifix de campagne, qui espérait des micas grands comme des assiettes en tamisant les arènes gisant au fond des ruisseaux comme une chercheuse d’or ignorante, il connaît mes failles et je pourrais dire la noirceur de ses grottes, mais je ne le fais pas, lui n’hésite pas, « Toi, tu es faite de granit » j’en pleure, je me maudis de laisser passer ses mots qui font mal, comment peut-il jouer ainsi de ma fragilité sans rien laisser paraître des siennes, il sait que je l’ai aimé d’avoir ce rapport charnel à la terre, même s’il s’agissait d’une terre de colons, cet attachement viscéral aux lieux qui l’avaient vu naître, il a su me dire les angoisses des années sans pluie, la pauvreté de ceux qui n’ont que mille hectares perdus au sud de la Tunisie, la douleur de ceux qui ne sont que des colons de première génération dont les efforts ne seront jamais récompensés, les investissements faits en pure perte, la profondeur des forages nécessaires pour extraire l’eau de la nappe phréatique, les vergers d’abricotiers dont les fruits ne se vendent pas faute de moyens de transport pour les acheminer vers les marchés de la métropole, le déchirement de l’indépendance, du sol à jamais perdu, confié à d’autres mains, malmené, méprisé, épuisé, moi qu’avais-je à avancer si ce n’est mon goût pour les bois sombres, l’herbe toujours verte, les sources jamais taries avec pourtant les pentes raides, l’altitude et la neige, le printemps qui revient tard; il a su me dire la détresse des enfants de colons quand ils se retrouvent dans un lycée parisien, et je croyais qu’elle ressemblait à celle de la petite auvergnate montée à la capitale, mais non, il y avait chez lui la morgue des grands bourgeois désargentés qui jamais n’oublient la supériorité qu’ils tiennent de leurs ancêtres, de leur culture, de leur talent, « toi, tu es faite de granit » et il y a quelque chose de sale, de boueux, de bouseux dans ce sol dont je suis faite qui n’égalera jamais la noblesse des calcaires brûlés de soleil, propres et secs où les lézards se chauffent avec délice, solide veut dire grossier quand tu me parles, rude, malhabile, à cette solidité dont je suis fière, tu préfères ta fragilité toute aristocratique, tu as aimé mes allures sauvages et primitives quand tu voulais te défaire des carcans de ton enfance, tu l’aimais bien la petite païenne qui te libérait des interdits de ton drôle de catholicisme familial, bien peu miséricordieux, c’est fini maintenant, et tu n’as rien à te reprocher, rien à te faire pardonner, je suis solide, « moi, je suis faite de granit ».
Quand le sol se dérobera sous mes pas — qu’importe alors qu’il soit de tommettes, de lino, de ciment passivé ou de moquette — quand le monde ne se lira plus qu’en deux dimensions (haut-bas, dessus-dessous, avant-après), quand je me contenterai de corrélations menteuses — maudite murette et vilain trou qui m’ont fait trébucher, j’aurais dû mettre d’autres chaussures ou il faut que je change mes lunettes — abandonnant la recherche des causes, quand je m’en sortirai sans égratignures parfois, bien amochée souvent, quand je ne me sentirai bien qu’allongée dans mon lit, craignant l’épreuve du lever, je saurai que le monde a perdu pour moi son épaisseur, sa densité et sa complexité, je serai sage et attendrai de reprendre des forces ; il viendra un moment où, même étendue, je craindrai l’instabilité des tommettes de la salle de bain, du lino de la cuisine, du ciment passivé des trottoirs, de la moquette des parties communes, du gravier de la cour qu’il faudrait regarnir, le bitume de la rue flottera comme après un séjour en bateau, le plancher de l’ascenseur amorcera de vertigineux décrochages comme dans mes rêves, plus question de pieds ancrés bien profond et de tête voisinant le firmament, plus de verticalité, plus de portance, rotation et révolution de la terre se confondront et les étoiles deviendront le dernier point fixe, il sera temps de me confier au clinamen qui m’avait donné vie pour débuter mon entrée dans le mouvement de l’univers et espérer renaître sous une autre forme, vache pensive ou sauterelle avide.
et oui c’est beau le granit !
et ils sont beaux tous ces sols simples (mais sont beaux aussi ces sols pour lesquels on est parti, on a espéré et investi des forces et des déceptions)
pas si simples, toute une histoire de la terre et des hommes. merci de votre lecture.
on dit que le granit vient de l’italien granito qui veut dire grenu (qui ça on ?) et si on le met au féminin ça nous donne granita cette glace magique et magnifique, grenue en effet – citron, fraise, dans les années 70 à Latina sur la plage avec mon frère…
oui le granit est grenu composé de trois minéraux distincts : feldspath, mica, et quartz et pour c’est une roche solide. Mais tout est bon à faire resurgir des souvenirs.
et on peut même tailler un très beau texte dans le granit…
merci
Un fameux choc de cultures, taillé dans ce granit. Elle a bon dos, cette femme de granit, elle peut tout encaisser, elle ne cassera pas. Mais si elle casse…
Une immense faille dans l’estime de soi, si elle casse. Mais heureusement, les failles ça se comble…avec le temps.
Et ce sont des failles finalement que naît l’écriture, que naît ce texte rude et touchant, que se dressent devant nous la Femme-Granit et l’Homme-Calcaire et derrière les histoires individuelles, la grande histoire. Ce texte magnifique me laisse songeuse : de quel sol, de quelle terre suis-je faite ?
Merci pour votre lecture et les compliments. Ah oui, j’aimerais bien connaître le résultat de votre enquête sur « de quel sol suis-je faite ». Pour moi, cela s’est imposé comme une évidence, le passage sol-roche (roche-mère), je suis agronome, mais les textes des autres m’ont fait réfléchir au sol-surface…c’est tout l’intérêt des échanges en atelier.
c’est étonnant cette histoire un peu chiasme, des entrecroisements de fragilité qui passent et font écho de l’un(e) à l’autre – des minerais un peu secrets et souterrains sous la fausse évidence géologique visible… Ça donne envie de mieux connaître les personnages, ce qu’ils ont su échanger ou pas, en tout cas c’est un sacré bout de récit filon…
Merci Jacques. C’est mon histoire, vue sous un certain angle, d’un certain point de vue. C’est drôle, je ressens dans les commentaires plus de tendresse pour l’homme de calcaire que pour la fille de granit. pourtant c’est la fille de granit dont j’ai envie de continuer l’histoire. Toujours bien la Bretagne ?
hello ! pas encore là-bas ! c’est pour la fin de semaine… avec le chaos non granitique des derniers préparatifs ! Perso cette lecture ne me conduit pas à dissocier les 2 personnages donc pas plus ni moins de tendresse pour l’une ou pour l’autre – par contre la poursuite de l’histoire fait envie bien sûr avec ce qui se creuse dans l’aller – retour des réminiscences, des attentes – des blessures – des ratés – des similitudes et des antagonismes, la vie quoi… Vaste périple !
C’est beau, ce que l’on quitte sans oublier et ce qui rentre dans la peau, dépasse le point fixe d’un lieu et possède son opposé.
merci. ce qui rentre dans la peau et se définit aussi par son opposé. Je crois tellement que nous sommes faits des lieux que nous avons habités.
Plaisir de vous lire d’autant que je garde un penchant naturel pour le granit… transformé au fil des eaux en sable de mer. Vous semblez commencer à raconter quelque chose avec ce premier texte : allez-vous poursuivre, quand bien même l’inconnu des thèmes à venir imposés par F. Bon nous impose une dose de risque ? J’aimerais pour ma part en prendre le chemin.
Merci d’avoir plaisir à me lire. Je me sers de l’atelier de François Bon pour explorer des éléments d’un roman plus vaste où ces fragments pourraient prendre place, c’est le cas pour ce texte. mais le plus souvent, je me sers des événements de la vie courante qui collent à la proposition.
Quel beau texte , oui, on a envie d’en lire la suite …dans un roman qui se construit…..