Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens pas des formes, des couleurs. Je ne me souviens pas des bruits, des odeurs. Je crois souvent qu’il n’y avait rien, avant. Je crois parfois qu’il y avait bien quelque chose, ou quelqu’un. Je pense raisonnablement qu’il n’y avait rien, qu’il ne se passait rien. Je ressens parfois qu’il y a eu quelque chose, avant. Je sens souvent qu’il y a, en moi, ici-bas, quelqu’un, d’avant.
J’ai lu, j’ai fouillé, j’ai déchiffré, j’ai décodé, j’ai détricoté, j’ai interrogé les penseurs, les sachants, les sages et les mieux-disant. J’ai relu. J’ai gratté, j’ai scruté le moindre détail, farfouillé dans les recoins, regardé entre les lignes, j’ai chaussé des lunettes, avec des doubles foyers, des verres correcteurs. J’ai lu encore. Je n’ai plus rien compris.
Je suis partie. J’ai escaladé, rampé, nagé à la surface et au plus profond. J’ai pris l’air et le vent des sables, j’ai pris l’eau et la boue des torrents. Je suis tombée, j’ai glissé, je me suis cognée, égratignée, écorchée, abîmée, j’ai pansé mes plaies, je n’ai rien découvert de plus, et j’ai pensé, c’est assez.
J’ai pensé, c’est assez de penser à avant. Alors j’ai pensé à pendant. J’ai pensé à ce pendant après cet avant dont je ne me souviens pas.
Je ne me souviens de rien. Même de ce pendant, je ne m’en souviens pas. J’ai demandé, on m’a raconté.
Je me suis fabriqué un corps dans une bulle d’eau. Je me suis faite toute seule, ou presque, des pieds à la tête, un corps minuscule, j’ai sculpté un squelette, j’ai façonné un cœur, j’ai dessiné des poumons, j’ai moulé un rein pour en faire deux, j’ai modelé un foie. J’ai installé des canalisations, raccordé des tuyaux, des petits avec des gros, j’ai tissé des fils et assemblé des tissus, j’ai gainé, embobiné, mis en boite, soudé, collé. Dans cet atelier marin qui tournait à plein régime, je nageais comme un poisson dans l’eau.
Je ne voyais pas, j’entendais. J’entendais les voix, les portes qui claquent. J’entendais Mozart et les chuchotements. J’entendais tout. Je ne me souviens de rien.
Je grandissais. Je prenais du poids, Je me cognais aux parois. J’étais maintenant à l’étroit. J’ai joué des coudes, j’ai basculé les pieds vers le haut, j’ai mis la tête en bas et j’ai poussé, j’ai poussé très fort. J’ai fait sauter un bouchon. J’ai percé la bulle.
J’ai senti , j’en suis sûre, l’eau chaude couler, s’écouler, disparaître. J’ai traversé un tunnel, étroit, j’ai glissé sur les murs mous de la peau d’un autre. J’ai senti, j’en suis sûre, que c’était chaud et humide. Soudain, j’ai senti, j’en suis sûre, le froid tout autour de moi. J’ai crié.
C’est, parait-il, à cet instant, que je suis née. Et avant ? Avant moi? C’était où, c’était quoi, c’était qui ?
C’est très beau, je suis touchée ( et le rythme) Merci …
« Je suis partie. J’ai escaladé, rampé, nagé à la surface et au plus profond. J’ai pris l’air et le vent des sables, j’ai pris l’eau et la boue des torrents. Je suis tombée, j’ai glissé, je me suis cognée, égratignée, écorchée, abîmée, j’ai pansé mes plaies, je n’ai rien découvert de plus, et j’ai pensé, c’est assez. »
J4ai adoré votre atelier marin ! Quelle jolie idée !
Merci Emilie! la vie est un grand chantier n’est ce pas?
C’est super. Ce mystère commun. Tu l’écris tellement bien.
Merci beaucoup Romain. Cela me touche. Belle entrée à toi dans cet été d’anthologie!
Le paragraphe qui glisse d’un bloc ou presque vers le « c’est assez » et son enchaînement avec « J’ai pensé, c’est assez de penser à avant. Alors j’ai pensé à pendant. » est vraiment très fort. J’ai beaucoup aimé vous lire.
.. c’est bon de partager la puissance des mots…ça rassemble en ces temps de.. division. Merci Sophie!
Merci Eve. Comme vous « je ne me souviens de rien ». Mais à vous lire, me dis que peut être, à coup sûr, du passer par là. Comme vous le dites, si bien. Merci.
Ah cette amnésie qui nous unit ! Merci Ugo et que cette anthologie soit florissante avec tous nos » trous » de mémoire!
Une naissance vigoureuse, sans cesse revisitée malgré l’amnésie. L’écriture métaphorique installe l’insistance d’un probable combat intérieur pour dépasser le cap d’être simplement née, engageant le corps pour le justifier. Les questions s’affichent, elles aussi… des réponses simples les précèdent subtilement.
C’est beau, à la fois rythmé et fluide comme de l’eau, qu’est-ce qui reste quand on a tout oublié ?
Un très beau texte Eve, on est embarqué dans son flot et dans ce rythme. « Je me suis fabriqué un corps dans une bulle d’eau. Je me suis faite toute seule, ou presque, des pieds à la tête », je me retrouve là. Merci
Un texte qui marche comme une délivrance. Merci Eve.