Subitement la maison est là, devant ses yeux. Ou plutôt, subitement c’est elle-même qui vient d’apparaitre. Tout s’est effacé derrière elle, la centaine de kilomètres parcourue, les paysages moroses et embrûmés, les quelques escales -essence, un café- jusqu’à l’arrivée dans la petite ville, le dédales des rues, les petites maisons en brique noircies de charbon, et même l’arrêt de la voiture. La force butée, sourde et aveugle, qui l’a menée jusqu’ici reflue. Sa mission accomplie, le génie rentre dans sa boîte emportant avec lui jusqu’au souvenir du voyage. Tout commence maintenant. Elle reprend consistance, réintègre son corps. Peu à peu ce sont les sons qui reviennent, les sensations, les odeurs. Le poids de la clé dans sa main, avec son pompon rouge qui se balance, un merle qui martèle son cri d’alarme tink-tink-tink-tink, un pigeon et sa plainte mélancolique. La masse verte de l’immense arbre qui s’ébroue, qui bruisse d’une vie prise sur le fait. C’est un lilas double, le seul du quartier, dont les fleurs sont d’un mauve plus profond et d’un parfum plus puissant. L’arbre semble avoir pris possession des lieux, il culmine à plusieurs mètres de hauteur sur tout le côté gauche de la maison, camouflant dans ses branches la petite allée qui mène à l’arrière. Il faudra élaguer. Elle note mentalement. Pour plus tard. Tink-tink-tink-tink. Elle bouge enfin, fait quelques pas en arrière pour embrasser la maison complètement du regard. Est-ce l’effet de la présence de l’arbre qui a fait disparaitre les fenêtres de gauche sur deux étages, la réalité ne correspond pas au souvenir et son esprit doit ajuster les proportions. Tout est trop ou trop peu. La maison semble plus petite, plus ramassée, plus trapue. La palette des couleurs doit aussi être recomposée, l’intensité du vert des volets clos, le rouge pâle des briques, c’est une gamme plus délavée que celle que son esprit avait enregistrée. Peu à peu le souvenir cède à la réalité de sa présence devant la maison. Sa main a empoigné le pompon rouge et l’unique clé dont il a la charge depuis toujours. Un dernier écho mémoriel se réveille avec le bruit de la porte qui s’ouvre et le frottement du bois sur la pierre. Tink-tink-tink-tink. Elle est revenue.