Si j’étais conteur je serais sur la route. Non que je sois reporter ou que j’aie une tournée — ou je serais facteur ou chauffeur-livreur. Je chroniquerais, je raconterais les bords de route. Ce qui s’y chante, ou murmure, ou simplement souffle en baissant sa vitre, laissant passer un filet d’air. J’aurais des contes pas plus épais que des entrefilets, soupçons de conte ou amorces, bribes, effilochures, trois mots si j’étais souffleur — je logerais entre rétro, pare-soleil et vitre latérale, à l’oreille du conducteur. Je trouverais mes contes parmi ce qui se jette, perd ou qui pousse, apparaît sur les bords des routes. Au plus près. Contes du bas-côté. Ce qui descend, chute, découle d’auto — et déchante là. Voilà : mon chant de sirène serait automobile. — Vous croyez comprendre, me faites répéter : si j’étais conteur, j’aurais des chants de sirène. Vous voyez déjà la sortie de route. Vous, vous pensez : aède ; troubadour. Vous me faites préciser, reformuler : si j’étais conteur je serais chanteur. C’est ça.
J’ai quelques axes en vue. Je les parcours. Je les pratique. Je les emprunte. Ma condition d’automobiliste l’emportant, je suis entraîné un peu partout — je veux dire nulle part. Je finirai par élire une portion de tracé de contournement ; ses talus, ses fossés ; ses hauts et ses bas-côtés ; ses ponctuations paysagères, sa végétation ; ses remblais et déblais, l’un incessamment versant dans l’autre ; ses clôtures. Pour la translucidité d’un abribus, mieux, pour le théâtre de verdure d’un rond-point, mieux encore : pour les glissières de sécurité d’un échangeur. Voilà, j’irais et viendrais dans une bretelle d’accès. Le terre-plein central d’un rond-point me serait un terrain — d’enquête, si j’étais ethnographe, ou folkloriste —, une estrade, une tribune, un porte-voix. — Et pourquoi pas sa chaussée ? J’y aurais mon manège. À la faveur du ralentissement, de la courbe, du rétrécissement de voie vous baissez votre vitre pour prendre l’air — je serais là. Vous m’écoutez, vous dites : c’est la vitesse, c’est le frottement de l’air, ses turbulences. Vous me direz : c’est du bruit. Ce n’est rien que de l’air. Je réponds oui… Au lieu de cela et jusqu’à aujourd’hui, une fois mon véhicule lancé il est pour moi, le temps et les kilomètres passant, de plus en plus délicat d’en descendre. Les points de chute défilent, ils sont passés. C’est trop tard. Jamais l’endroit. Pas le moment. Je suis bel et bien inséré dans la circulation, inclus dans sa transparence, dans la vitesse vitesse moi-même, je coulisse. Tout autour de moi — le pays — devient inaccessible, épineux — relativement au glissement enchanteur de l’auto, à son travelling permanent, à la forme de vie qu’il induit —, impraticable. Où stationner ? Atterrir ? Comment quitter l’automobile ? Comment retrouver pied sur la terre automobile ? Se retrouver à pied ? Pour quoi faire ? Je ne suis pas conteur, je suis conducteur. — Ou alors je suis coureur.
Vous m’avez déjà vu, moi ou mon semblable — je n’évolue jamais très loin de l’automobile. Je longe ses axes, passe par dessus, dessous. Je ne traverse jamais dans les clous. Je ne préviens évidemment pas. Vous avez parfois été conduit à klaxonner mon inconscience. — Qu’est-ce que je fais là ? — Est-ce qu’il ne va pas un peu s’écarter du bord ? J’ai ma course là dans les franges, les marges. Mon souffle fait un contrepoint au trafic. Je peux prendre l’air d’un runner égaré, ivre de cet air, surgi comme débouché, de nulle part, d’un bois, créature des lisières — champignon étrange —, au-dessus du précipice de la quatre-voies. Ma respiration seule m’a porté, projeté là, qui toujours veut chevaucher, expirer plus loin, ailleurs, où je ne me suis jamais trouvé me parachuter, me suspendre. De dos. De profil. L’animation de ma forme est reconnaissable entre toutes. Il vous arrive de capter ma figure, nous sommes une seconde face à face. Les regards conducteurs appréhendent fugacement ma bouche ouverte, sans saisir que j’articule. Il n’y a personne pour lire sur mes lèvres — on n’a pas le temps. Vous ne voyez pas, je veux dire, n’entendez pas ce que je me raconte — car je me la raconte, la respiration. Imaginez : qu’en chaque coureur au bord de la route il y ait un conteur.
Vous comprenez les complications de réception que de tels contes rencontrent. Et de subsistance. Cela ne fera pas un spectacle, une représentation, pas de prestation. Pas de séance de conte. Pas de billetterie, pas de trésorerie, pas de réservation. Pas d’honoraires. Aucun bénéfice. Nulle subvention. Mes contes n’auraient qu’un mode de diffusion : l’apparition. — Mais voilà que, devant vous, je confonds le conte et ce dont il est le conte. Vous me direz : un conteur amène son corps, l’engage. C’est alors seulement que je vous expose mon projet — qui n’est projet que de ce jour, dans lequel je vous l’expose, n’était jusque là qu’une pente obscure et bien qu’aérienne, nébuleuse —, que je comprends mon erreur, ou mon fourvoiement : je voulais être et le conteur et la fée. Je courais et je m’y croyais : j’étais l’elfe dont j’étais l’elficologue. Tout à mon élan, à mon lyrisme, je mêlais le récit d’enchantement et l’enchantement du récit. Ce ne seraient donc que contes de fée que mes contes… Je serais fée à ma manière. Je précise que cette fée ne serait pas la bienfaitrice ou la malfaisante, ni bonne marraine ni fadette des contes. Elle en serait simplement dépositaire. Le dépôt. Comme on trouve, sur les stations-service ou les parkings, des distributeurs de pain ou de pizzas, de salades, de journaux. Elle aurait une voix de pompe à essence — elle nous souhaiterait bonne route. C’est comme conteuse — en self-service — qu’elle serait enchanteuse. Enchantement auquel je me propose de substituer, afin de pallier à ce déficit oral, quelques automatismes. Contes automobiles donc. J’envisage en effet de faire jouer mes apparitions à la surface du territoire par une application mobile. Génératrice multimédia — selon le type d’appareil connecté et les options cochées par l’utilisateur — de notifications et d’alertes ; de bandeaux déroulants et fenêtres surgissantes ; d’écrans de veille / économiseurs d’écran ou diaporamas, mais encore de podcasts ; fonds sonores ; agrégateurs d’impressions/instantanés ; générateurs d’événement ; questions/réponses ; contenus associés ; que sais-je. À travers l’hétérogénéité ludique de ses modes d’affichage/diffusion, c’est la narration — le conte lui-même — qui, en accroches, en chapeaux, en dépêches, en titres ou punchlines, haïkus, incipit, distiques, j’en passe, en une phrase ou en trois mots, serait prise en charge. Avec la route, le conte à son tour défilerait. Comme il y a des affichages diurne/nocturne, vous auriez le choix de basculer en mode textuel ou vocal. La programmation réagirait aux lieux traversés, aux axes et voies empruntés, elle vous géolocaliserait. Qui sait si comme une auto-stoppeuse fantôme elle ne vous avertirait pas d’un danger ? Ou si comme la femme du Camion elle ne vous raconterait pas sa vie pour la première fois, à chaque fois ?
— Si j’étais conteur, je serais une appli d’accompagnement conté de navigation routière…
Perturbant et presque cruel exercice en ce qu’il m’amène à me redemander ce que je fabrique là ; qui repose la question des intentions, des moyens, des projets : de l’avenir ; qui interroge mes illusions et mes contradictions
J’aime beaucoup, et ces questions : peu importe où l’on va…le beau c’est le chemin qu’on parcourt pour y aller! Donc belle promenade, merci!
Merci à vous Isabelle !
Déroutant, palpitant, étonnant, inventif, addictif. Merci.
« Je trouverais mes contes parmi ce qui se jette, perd ou qui pousse, apparaît sur les bords des routes. Au plus près. Contes du bas-côté. »
Merci à vous Anne, beaucoup !
travelling permanent« travelling permanent » sans doute que tout est dit. C’est un sacré voyage que tu nous proposes là ; un sacré jeu de transmutations aussi. Parti loin de la caméra et de son mode spécifique de captation, tu parviens pourtant à la faire ressurgir là où on ne l’attendait plus ; par le mouvement même de ta description, l’accumulation, les sonorités agglutinantes, les jeux d’homophonies — « travelling permanent » — comme un long processus de métamorphose qui ne serait pas sans plaire à Cortázar. Un bel hommage donc.
Merci Ulises pour ta lecture, et pour les transmutations (tant il est vrai qu’au travail de l’écriture je me sens le plus souvent soumis aux aléas d’une métamorphose permanente) !