lundi …
Un premier essai, première approche — archive (contenu enlèvement) n°220915 —
« Je n’entrerai pas dans le détail.
« Je sors sans le dire, l’auto démarre, le ciel est blanc. Je ne dis pas ce que je fais. L’auto entre en forêt. À dix minutes en auto de la maison le parking en forêt silencieux, l’air immobile. Empli de silence. Moteur, contact coupés. Je descends. Je n’en ai pas ressenti l’effet dans l’auto. C’est d’être debout à côté, me voilà dans l’air. Dans son aire. Je me suis rangé le long d’une auto, le blanc de la Clio s’y coule comme d’un œuf, pas de jaune. Elle est là. Le mobile me sort de la poche.
La photo
« Rien ne semble bouger. Entre les arbres l’air est immobile comme les autos, deux, dedans personne. Elle s’impose. Stationnée là. Elle est dehors. Je suis dehors. Je n’ai dit ce que je viens faire à personne, je fais un tour complet sur moi et le parking qui se perd au milieu des arbres, le parking garde le silence : je suis seul. Je ne m’éterniserai pas : la forêt me tend les bras. Elle me tient en respect. Elle, me retient là. Il n’y a pas plus loin que le parking, elle dit. Je ne crois pas que je suis en train de faire ce que je fais. Elle est devant moi maintenant, j’ai fait un pas. Elle attend d’être prise. Elle attend de voir si je vais la prendre. Moi je suis en tenue. Dire que j’allais éteindre le mobile. J’allais le laisser dans l’auto, dans le coffre, je me suis dit : autant l’éteindre. Puis : s’il est éteint, autant le prendre. Je l’ai sorti. Je l’ai, là. Elle : de marbre. Alors je le fais. Me plante là. Je mets le mobile entre elle et moi, sous les hauts hêtres et chênes. D’où le silence tombe, surplombant. Dont les branches, dont les frondaisons, leurs reflets, aussi, tombent, dans l’auto. Coulent sur elle, se glissent en elle ou à la surface d’elle, déposent une profondeur et sans se mouvoir plus, se dessinent. Cascade de reflets figée dans son eau. J’appuie une fois. Gelée d’un gel d’encre noire. Elle ne cille pas. Une deuxième fois. Les bras braqués, verrouillés. Les deux mains prises, la prise souple mais ferme, le doigt qui se pose. Touche l’écran. Et sans me perdre plus en détail, parce que je ne suis pas là pour ça, pour elle, à hauteur de ventre, de mon sternum une troisième fois les pieds plantés dans le parking et surtout, surtout, dans le souffle qui s’écoule de moi sans heurt le temps de la mise au point, j’interpose l’écran de mon mobile.
Écran
« Je ne dirais pas ce que je fais. Aux prises, seul, avec elle. Prendre une photo d’un stationnement automobile ; autorisé qui plus est ; automobile qui ne m’appartient pas au demeurant. Le son enregistré de mécanisme d’obturateur s’entend, une, deux, trois. Quatre fois : je n’ai pas coupé le son. Cinq, pour voir. Ou jusqu’à la bonne… Dire que j’allais l’éteindre. Le parking garde le silence sur tout ça. Il est le dernier Defender. Je le lis au cul. Jamais vu. Pas entendu parler. Oui, il est photogénique. Oui l’auto déborde : de l’intention d’être regardée. Oui, le Defender est objet de désir, il en est le fruit, il en est luisant. D’un gris profond. Il est d’un gris plomb. Gris d’orage. Il fait écran entre la forêt et moi. Se dresse entre elle et moi. Dans le chemin entre elle et moi, on dirait qu’il fait une cage d’une flaque de l’eau noire des bois mais je traîne, là. Que la futaie autour de nous se mire en lui et qu’elle se maquille de noir et qu’elle se plie et plonge en lui, dans ses contours ; que mon œil et lui soient de la même eau ; qu’il soit tout plein de son effet et de six, je pousse un ouf : je ne m’y retrouve pas. Nulle part à sa surface ne se trouve mon image. Juste en face de moi une macule ou bavure : le miroir noir de mon mobile a seul rejoint la pompe, funèbre, de l’auto, par coalescence. Si j’en prends une dernière image c’est pour la traverser. Et je l’oublierai, je me dis. Je le fais entrer dans le mobile, j’éteins le mobile et n’en parle plus.
Sans mobile
« Je le coupe. Je quitte Appareil photo et j’éteins, je fais Éteindre, une fois. Éteindre une deuxième fois. Mon mobile, un coup bref, vibre, il a compris. Dire que j’allais rejoindre l’indifférence des bois, l’indifférence générale. Je croyais. Dire que je viens me taire. Je le serre contre moi. Je me le colle au bras. Je le porte éteint. Le mobile est éteint en forêt, merci de votre compréhension. Je garde le silence. Je l’emporte en forêt. Je ne vais pas me faire sonner. Je viens, je vais déconnecté. Ne pas me voir appelé. Je vais sans dire, tout mobile éteint, ne pas être amené à parler. Ni m’y laisser aller. Ni poussé. Ne viens pas dire ce que je fais… »
Problème : comment n’être pas là ? Je me suis dit : être là en photo ; venir en photo, ce qui veut dire : en photos. Venir faire des photos. (Comme on lève un lièvre ?) Être accaparé par la prise de photos, concentré, être capté par l’écran dans lequel la photo se décide, cadre, prend — s’attrape —, me tenir miniaturisé là, en ce point focalisé — c’est à la fois y être et n’y être pas. (= Ne pas déranger.) Ce sera l’objet d’un second essai : me poser en photos — un stationnement. (Me demander si je peux prendre en mots comme je prends en photo.)
mardi …
D’auto. Descendant d’auto. Auto stationnée. Dans l’air, prendre. Descendant d’auto prendre l’air. (…)
Dépôt de mots d’abord. Chute des mots, points d’impact d’abord.
Sans phrase. Mais par accolements, par regroupements de mots. Amas. L’agglomération des mots. Frayère des mots.
Personne d’abord pour faire des phrases. Émettre.
Qu’un décor s’il y a. Qu’une situation s’il y a. Qu’une présence, qu’une conscience s’il y a ne se dessine qu’au travers des mots. Par le biais, au gré des mots.
Un drop.
Les lieux ne se devinent qu’à demi-mots, l’endroit, par recoupements. L’intrigue. Pas d’intrigue sans l’intrication des mots.
Tapis des mots.
Que du fond des mots un vent se lève. Que le vent soulevé d’entre les mots souffle. Que de ce souffle, de souffle à souffle des échanges naissent. Adviennent.
Qu’un milieu de vie possible, du souffle entre les mots échangé émerge. Se fasse jour.
Que des images. Que les images se lèvent d’entre les mots. Quelqu’un s’il y a.
Personne s’il n’y a.
Que quelqu’un ou personne, cela ne soit pas tellement décisif. Jamais concluant.
mercredi …
Pas de stationnement aujourd’hui — sinon le temps (ça devient vite des heures) de noter ce qui suit :
Voie de gauche, voie de gauche. Ça dit. Sans plus quitter la voie de gauche. Adhérence est adhésion. Foncer dans le jour est doux. Est sans heurt. Est raser le muret que le jour rase. À sa rencontre. Sans plus s’arrêter de doubler, même rien. Même sans rien — personne ? — à doubler. Dans l’appel du jour. Dans l’appel, la vitre un poil baissé, de l’air. L’appel d’air…
(…)
Rushes. Précipités. Échevellements. Bannières.
… Raser le mur pour voir. Voir le jour. Voir le jour rasant, voie de gauche, le muret sans fin, muret californien, le long serpent de béton, le serpent de mur, le mur en tube, mur continu, en continu, mur de glissière, muret glissoir, glisseur, zip, glissière béton adhérent, le mur de protection, mur estimé de hauteur d’un bassin, ou d’entrejambe — mais qui debout là ? —, juste à hauteur d’y poser le cul — mais qui en appui, qui assis, quand s’assiérait là ? en quelle occasion, par quel accident ? —, le mur anti-franchissement des voies, anti-contresens. Comme le jour, la route va toujours dans le même sens. Toujours dans son sens. Le jour ne quitte pas son cours. Le temps est à sens unique — comment en être sûr ? quel manque de distance permet-il d’en être sûr ? à partir de quelle distance, si ce n’est écart, cela n’est-il plus si sûr ? la route en est-elle si sûre ? est-on protégé du contresens ? le bon sens est-il en route ? — Ah tu veux traverser le territoire pour le voir ? Traverser et voir ? Sortir pour voir ? Traverser voir ? Te voir traverser — au dernier moment ? Traverser le mur ou la barrière ? Sortie de route pour voir ?…
… Palomar ne semble cesser de se faire obstacle à lui-même, de psychoter, de s’empêtrer de son approche (d’où les effets comiques), de son objectivité, ou désir d’objectivité. Le principe Palomar, ce serait trouver comment s’abstraire de la prise à partie par les choses (sans pour autant être un anti-parti-pris) et aller son chemin sans l’encombre des choses — hors l’embâcle. Pour une traversée des choses ? Comment se tirer, sortir, extraire, abstraire (déduire ?) de la description des choses, de cette gageure, de leur défiance ; traverser leur écran, avancer, continuer d’avancer au défi des choses — trouver sa place parmi elles ?
… Avec Palomar, c’est la question de l’objectivité qui se pose, de ce que l’on entend par elle. Regarder du dehors — mais de qui, et de quoi ? Se placer hors de soi — et en dehors des choses elles-mêmes ? À la différence de Ponge, Calvino ne construit ou trafique pas à partir des mots une intériorité des choses, ne leur attribue pas une intimité. Et pourtant il finira par leur supposer une intentionnalité (3.3.1). La parfaite objectivité serait de regarder sans objet, ou sans intention — mais quelle objectivité (= neutralité ?) demeure-t-il à partir du moment où l’on attribue des intentions aux choses ; si les choses ne sont pas inertes ? Si non seulement les choses perdent leur inertie mais entrent en action, que peut leur opposer la description ? Est-elle le bon outil ? L’objectivité — qu’est-ce que c’est que cette invention ?
… Qu’est-ce que l’être-automobile ? La question se pose à l’heure de sa disparition annoncée (simple effet d’annonce ?) ; à l’heure en tout cas, l’heure dépassée de la dissociation de l’automobile et de la liberté. On fait les comptes, et le partage entre les deux. On est revenu (revenants) de la promesse automobile de liberté, de cette chevalerie, fatale sans aller plus loin voir que certains films, emblématiques, comme Le fanfaron/Il sorpasso ou Easy Rider — il y en aurait cent… Comment sortir de l’automobile ? Comment, et par où, en descendre ?
— Voilà que les mots me redonnent la fièvre…
Tu nous emmènes dans un monde étrange, plein d’échos, plein de mots. Et j’aime m’y laisser aller, en suspension comme ces guillemets ouvertes en début de paragraphe mais jamais refermées. Plutôt impressionnant même.
Merci de ton passage, Jean-Luc
il y a tant d’ouvertures dans le (les) textes… (j’aime beaucoup la « folie » de murs ) j’aime la photo et toutes les questions (que j’ai évité de me poser). ça réveille de passer par ici!
Grand merci Nathalie !
Dans mon livre de chevet, « Manières d’être vivant », je viens de découvrir ce qu’est la « navigation négative » : « Naviguer en s’éloignant chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l’inconnu comme boussole, l’absence de repère visible comme signe qu’on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est le signe qu’on est au mauvais. » — Dans le texte que je viens de lire, je comprends mieux de quoi il retourne quand on passe de la plage à la page (elle était trop facile celle-là pour ne pas la faire, loin de la navigation négative donc…). Sacrées bordées. — Merci Christophe
Merci à toi, Will, de me partager ton livre de chevet / livre de bord. Et pour cette idée de « navigation négative » — je sens qu’il y a du terrain à creuser… Je me souviens m’être régalé en découvrant « Sur la piste animale »