Il pleuvait en effet. La pluie avait été annoncée. Elle était donc venue. La perturbation pluvieuse, faible, était là, sur le velux, sous notre toit — suis-je trop perméable à ces choses, ces phénomènes, météores ? À partir de là, déjà, ça ne va plus : à cause de la question ; et de la généralité, son artillerie ; de la première personne aussi : sa mise en avant par la mise en question. Il s’agit de laisser tomber la pluie. De la faire entendre. Pas tellement la pluie, mais ce qu’il reste à tomber de la pluie. Ce qui s’égoutte de la nuit. Il pleuvait en effet. Il avait plu. La pluie avait été annoncée. Mais je suis en train de confondre la pluie telle que le bruit m’en parvenait dans la chambre, sous le toit, le lit sous le velux et la pluie telle que je l’entendis non seulement mais la sentis ensuite à la fenêtre ouverte : aux fenêtres et volets ouverts en bas côté jardin puis côté rue, dans le courant d’air, faible et doux qui emplit alors le séjour. Ces deux moments se succèdent, mais agissent en contraste, ou nuance l’un de l’autre — même si, d’une certaine manière (moi) l’un découle de l’autre. Elle était donc venue. Oui, écrire cela bête comme la pluie tombe. J’aime le côté creux : réceptacle, posé pour recueillir, accueillir. J’essaie des phrases courtes, factuelles. J’essaie pour voir. Où elles me conduisent. Au seuil de quoi. Des faits. Des gestes. Juste pour voir. Pas des phrases justes, juste des phrases. Des phrases qui soient des gestes : les premiers gestes du matin. Sauf qu’il faisait encore nuit. Ce n’était pas vraiment une heure, pour ces gestes. Ce matin aussi il fait nuit. L’heure me donne raison de penser que la saison est venue de me réatteler à ce début de roman-là — à moins que cela ne devienne une tout autre chose, pourquoi pas un livre ? Me retrouver, ou être replongé dans d’identiques conditions de lumière, de végétation, de douceur — dans les mêmes, corollaires, dispositions corporelles —, ne peut que me remettre sur la voie. Si je regarde en arrière, la majeure partie de mes projets de quelque (toute relative) envergure s’est déclarée entre un dix-sept février et un dix avril — et a rarement été poussée au-delà d’un douze juillet… Mon temps est donc compté. La fenêtre d’écriture est étroite. C’était, c’est avant le premier oiseau : le merle. C’était, c’est à cause de la pluie, aussi, ce silence, qui la donne à entendre, sans presque une auto ou l’auto rare, que j’entends venir de loin, que je vois : ses phares, ce samedi matin. Il y a deux ans aussi j’étais samedi. Il pleuvait en effet. La pluie avait été annoncée. Elle était donc venue. La perturbation pluvieuse, faible, était là, sur le velux, sous notre toit — il est vrai qu’elle bruissait assez faiblement. Il fallait, il m’a fallu tendre l’oreille — la sortir de sous la couette, décoller ma tête de l’oreiller. La perturbation elle-même, qu’apportait le vent d’ouest, était faible, mais très douce : ce n’étaient plus les tempêtes hivernales. Plus non plus ce vent du nord et ses conditions anticycloniques, continentales, dont la sécheresse décimait depuis des jours les arbres. Le criant besoin d’eau, cette dépression, faible en pluviométrie, faible en vent — aux faux airs de printemps cependant — l’allait très modestement assouvir. Il pleuvait en effet. La pluie avait été annoncée. Elle était donc venue. Sans surprise donc — l’unique surprise étant l’absence du jour —, je la ressentis telle qu’elle m’avait été décrite : telle qu’elle m’était d’abord parvenue en phrases (en prévisions — au point que l’on confonde météorologie et météores, phénomènes atmosphériques) — parce que je ne manque aucun bulletin météo. (Cela étonne parfois — ma voisine par exemple : qu’on puisse se soucier, avant de sortir, de la météo. — Qu’est-ce que ça peut bien faire, en voiture ? Mais moi, c’est différent : je vis avec la météo.) Ce qui m’a fait réaliser, ce qui, va savoir, me réveilla, ce fut, en fait, la route mouillée : le bruit du passage (d’autant plus bruyant qu’il était rare ?) des autos. Très certainement à cause de la proximité — à laquelle je ne m’habituerai finalement jamais — de notre chambre avec la route.
Elle était donc venue. C’est comme si elle y débouchait… La perturbation était là, pluvieuse, faible, sur le velux, sous notre toit — non qu’il pleuve dans la chambre (les velux étaient-ils refaits ? oui, depuis un an — nous voyions de nouveau à travers). Mais il me pleut à l’oreille. Donc dans le noir. Il pleut dans le noir de la chambre, cela signifie que, dans le noir, une voix se dit il pleut — ils l’avaient dit, tout bas, ou pour elle-même. Une voix non émise — moi en quelque sorte. Cela résonne dans le noir de la chambre — le noir qui n’est pas la nuit. La nuit, elle, est dehors. La nuit c’est dehors. Mais la tête se confond avec le noir : le noir en entier (?) est espace de la tête — cela est des plus sensibles tout le temps que cela roule entre rêve et réveil. Dans cette lutte, je reconnais la rumeur visqueuse de la route, bruit de bouche qu’elle a sous les roulements des autos : des autos une par une, et qui marquent le stop sous nos fenêtres — notre lit. Dois-je m’y attarder ? Étaient-ce les passages de vitesses, décélérations, accélérations, les marquages successifs, le marquage répété du stop en bas de chez nous, les moteurs qui cependant, diversement tournent ? Encore une fois trop de questions ou trop d’un coup, trop longues. Une bonne question ne se pose pas. Je ne vous la mets pas, là, devant les yeux — je ne vous l’impose pas. La bonne question est celle qui se lève à la lecture. Celle à laquelle je n’ai pas pensé — vous me la poserez. Il suffira que la tête décolle de l’oreiller, que l’oreille se tende pour que — respire — on ne confonde plus le bruit et la viscosité de la route avec son sommeil ou sa literie : ce n’est que la pluie. Ce n’était qu’elle. D’ailleurs elle faiblit. Ou elle passe. La perturbation était là, pleuvant, faible — donc c’est le sommeil qui est perturbé, non seulement l’atmosphère (car l’atmosphère, c’est dehors). Mon sommeil n’a pas attendu l’atmosphère pour être perturbé. (Un dîner arrosé y aura suffi.) Ce qui signifie aussi que lorsque j’écris : je vis avec la météo, je mens. La nuit : non. Dans le noir — à l’intérieur —, non. Mes relations avec la météo ne sont pas conjugales. Elles ne concernent que mes jours. Justement, ou au contraire, je n’ai pas, ce dix avril, attendu le jour. J’ai été sorti du lit avant — avant même le merle. Et c’est tout de même un effet — conjugué peut-être — de l’atmosphère (la goutte d’eau qui fait déborder le vase). Il pleuvait en effet. La pluie avait été annoncée. Elle était donc venue. La perturbation, pluvieuse, faiblement, était là : sur le velux, sous notre toit — et je n’y étais pas tout à fait imperméable. Qu’elle tombât finement et faiblissante encore, cependant elle m’éclaboussait : j’entendais pleuvoir, ou plutôt j’entendais rouler, les autos roulaient en pluie, j’étais travaillé. Le temps était presque doux. La pluie est ici perturbation sonore, elle est le tracas du réveil, ou le retour du souci, où le souci tourne en boucles, elle se confond avec lui — une forme d’insidieux harcèlement, titillement, un agacement. C’est aussi bien l’agitation du sommeil. Les registres sont mêlés. Il y a des correspondances, des connexions. Comme les autos sur la route, le corps sur le lit roule, je me tourne. Je l’entends. Je l’écoute. Je me lève… Non. Je quitte le lit et la chambre. La question se lève toute seule. Je suis le noir qui se lève — mais ce n’est pas le sujet. Ce n’est pas encore le sujet. Cela vient trop tôt, qui je rencontre dans l’escalier — dans le séjour — à la fenêtre dans le jardin et puis dans la rue… Je descends. Je vais bientôt passer du cauchemar du réveil au rêve de l’éveil…
que je le com-prenne
F. Ponge
Mais il ne s’agit pas seulement de comprendre, pour moi, ce qui se passe, ou s’est passé. L’enchaînement des faits ne présume pas celui des phrases, pas exactement. Pas naturellement. Car ce que je demande moi, aux phrases, je l’ai dit, je l’écris, c’est qu’elles me conduisent au seuil. En somme, j’ai vécu deux événements cette fin de nuit-là, conjointement. Qui se sont provoqués l’un l’autre, nourris l’un de l’autre, mais qu’il s’agit de distinguer si je veux (et je veux) que quelque chose comme un livre advienne. Que mes phrases me conduisent au seuil — et de seuil en seuil — jusqu’au seul seuil qui vaille concernant le livre — le vrai seuil d’un livre : la fin. Je désire que mes phrases me conduisent à la fin. Je devrais écrire : faiblement active. En effet, pour être faible, la perturbation n’en était pas moins active. Tant qu’à faire pourquoi n’être pas plus météorologique, un brin jargonnant, ou verbiant (à la place des oiseaux) ? Et puis, déjà, me projeter dans le jour, le jour qui vient et dire : les ondées en matinée seront fréquentes du littoral et de l’intérieur jusqu’aux frontières ; et que sur le littoral déjà les averses sont éparses ; le ciel toujours très nuageux ne donnera alors, en journée, plus que quelques gouttes. Annoncer ce qui va suivre, ou ce sous quoi ce qui va suivre suivra, que le temps deviendra instable l’après-midi sur l’ensemble du territoire, ou pays ; les averses se succédant et s’accompagnant de coups de tonnerre (que je le sais parce que je suis dessous comme la nacelle est sous le ballon) seront (de plus en) plus soutenues sur la façade est — alors que je n’arrive pas à m’imaginer du tout l’est du pays comme une façade, plutôt comme un arrière (les dernières invasions s’étant faites par le nord, et les débarquements par l’ouest et le sud — ai-je à ce point intégré cette histoire-là ?) ; le tout se déployant ou rangeant sous le titre aussi insipide que programmatique Passage d’averses ?… Ou bien m’en tenir à la nuit ? M’y accrocher ? La suspendre ? Ou la prolonger… Oui, étendre cette nuit-là, la nuit de mon réveil (mais c’est le réveil à l’écriture) aux jours suivants — la perpétuer. Il y a en effet ce que j’ai vu, dans la nuit, ce matin-là : événement. Mais immédiatement suivi par cet autre — suivi et abondé : l’événement de l’écrire, de m’y mettre. De me remettre à écrire. Soient : les événements du vécu ; l’événement de l’écriture (de reprise de confiance en elle, d’être repris aussi ; repêché ; sauvé par l’écriture) ; la conjonction des deux faisant avènement ; un point d’orgue : les événements vécus métamorphosés en événements d’écriture (et c’est, toutes proportions gardées, une espèce de triomphe, apothéose ou catastérisation). Confiance : les mots sont toujours là pour me faire rencontrer mon vécu. Je n’ai pas dit raconter. Vécu que je ne vivrais pas sans eux. Je descendrais le cours de ma vie sans l’avoir vécue. Pour dire que je vis ma vie après coup. Dans l’après-coup. Ou je la vis comme un après-coup — avec un perpétuel delay — qu’accentue l’écriture, chambre d’échos. Je nourris ma vie aux retours de boucles. Ce peut aussi bien être un micro-après-coup — un presque instantané après-coup. Même : un imminent après-coup. C’est comme si la nuit s’était mise à égoutter là. À pendre, était suspendue là. Pas tellement la pluie que ce qu’il restait d’elle, qui gouttait de la nuit. Il pleuvait en effet. Voilà qu’elle passait. La pluie, la nuit. La pluie la nuit. C’est de ce corps-là qu’il s’agit — de cette incorporation. Voilà qu’elle me délivrait son origine océanique ; qu’elle me livrait ; qu’elle me dévoilait ; m’exposait ; sa provenance. Le mouvement de l’eau qu’elle est, de l’eau terrienne, atmosphérique, le cycle de l’eau qu’elle est ; dont elle est partie prenante ; la ronde à laquelle elle appartient. Elle : une perturbation active traverse rapidement le pays d’ouest en est — rien que ce groupe verbal — sa constellation — et je suis en partance. Suis transporté. Le voyage commence…
Il me semble après coup que j’ai dérapé des variations Wajsbrot vers une recopie façon « Genèse »…
Cela s’appelle épuiser le sujet, sans épuiser la pluie, ni s’épuiser d’elle, encore moins l’épouser.
L’épouser ? Ah, la question demeure à trancher — le livre (si livre il y a) le dira
Une pluie de mots et de phrases qui donne la météo d’un instant bref et peut-être long à expliquer. Merci pour ce texte autour de la pluie
Pas si long… une vie y suffirait. Merci Elise
Cela te va bien ce va-et-vient entre la rumination et la phrase courte, « triviale ». Alors que d’autre textes sont plutôt dans la « coulure », le flot, celui-ci alterne les textures, tantôt fluide, tantôt rugueux. Cela lui donne comme un effet de réel, d’aspérité, un espace où s’accrocher, ce que ne permet pas toujours pour la lectrice que je suis, le lyrisme (un certain lyrisme du moins), qui a tendance à digérer. Le lyrisme, c’est les mains grasses et moites qui t’empêchent d’ouvrir le pot de confiture, le trivial c’est le petit torchon, ou le talc, qui assèchent un peu ça, et hop à toi la confiture. C’est un peu ça cette pluie et surtout ce formidable mot « velux », ça dit tout le velux, la fenêtre en biais et donc forcément le visage tourné vers le ciel etc etc… Bref, c’est tout à fait intéressant cette lecture.
Merci Marion (avec retard, excuses) de m’indiquer comment me rendre accessible (cela dit sans le moindre soupçon d’une trace de rire). Ce Wajsbrot et ses va-et-vient de traduction, il faut que je trouve à le lire, je pressens que j’y gagnerai autant de plaisir, et d’enseignement, qu’à la lecture de la deuxième partie d’Au phare, justement (cette chronique d’un lieu sans personne dedans).