dans leur désordre
L’auto attend. Une auto attend. Stationnée. Mon auto dans ma rue. Elle dort dehors. Est à m’attendre. L’auto [ ] m’attend. Est là. Pour m’attendre. Où elle m’attend. Stationnement. Attend de démarrer. De me conduire… Me conduire ? Qui conduit ? — De me transporter… Transporter ? — De me porter. Qui est. M’abstraire du sol. M’enlever, du sol. L’auto me retire du sol, me décolle, mon auto. Ma possession. Je possède mon auto… Ou mon auto me possède ? — J’en ai la propriété… Elle n’en a qu’une ? — J’en ai, transmis, le caractère. Son caractère est blanc, dans la nuit. Mon auto demeure blanche dans la nuit. Son caractère est de m’attendre, elle est toute dans l’attente, mon auto refroidie. Par la nuit.
Station de l’auto
Inertie de l’auto. Attendant de me conduire. À l’aube. Ou avant, à toute heure. Qu’importe l’heure, n’importe quand. Stationnement résidentiel. Permanent. Permanence de l’auto, elle est là. Sous la main, je l’ai. Elle est sous mes fenêtres. Devant ma porte. J’ai mis, j’ai stationné l’auto à la porte. Dehors. — Dehors où tout commence. Elle y dort. Elle n’attend que ça. Démarrer. Dormir dehors. Une auto veut ça. Une auto attend ça. Condamnation centralisée du dedans, au dehors. L’auto est ce qui m’attend.
Elle est sous mes yeux. Quel effet me fait-elle ? Sa blancheur est son influx. Dehors commence là. L’auto est l’aube. L’auto devance l’aube. En elle l’aube point, se dessine. Elle est dans la nuit, comme un œuf, la préfiguration de l’aube. Elle ne m’a encore jusque là jamais fait cet effet. L’effet de m’attendre. L’auto est dans ma tête.
Le lotissement tourne dans les phares. D’abord les pignons des maisons et les murs de clôture autour s’animent, sont parcourus de lueurs. Intérieurement, comme spectralement, leur mouvement ne se laissant surprendre, ou deviner que du coin de l’œil, ou blanc, avant que des ombres ne les précisent, s’y dessinent. Ombres d’arbres, de poteaux, cheminées, antennes, les phares des autos depuis la distance les projetant, depuis leur approche, les autos fonçant vers l’entrée de ville, entrée de la ville où le lotissement se tient. Dormant.
La ville au lotissement dormant
Le souffle sonore s’élevant de la route, dans la vallée s’amplifiant ne laisse planer plus un doute. Ce sont elles. Cela est leur heure. De pointe, la nuit n’a qu’à bien se tenir, faire toute petite. Ce sont les heures qui viennent — la nuit les avait perdues. Qui se retrouvent. Vont aux embauches. Aux premiers trains. En autos. Dans les navettes des autos le manège des maisons, fantôme, sur elles-mêmes, accélère. Elles ne font que passer. Déjà, elles n’arrêtent plus de passer, sans discontinuer presque. Si, là, une rupture, au coin, à l’oreille se remarque : au stop, qu’il soit respecté ou glissé. En entrée de zone éclairée, d’agglomération, planté là en guise de ralentisseur, espèce d’épouvantail au débouché de la vallée. Dernier stop avant les premiers feux. Et les ronds-points.
En s’avançant dans l’image… à moins que ce ne soit elle, l’image, en personne qui s’avance, pénètre… il n’y a pas vingt pas, entre l’auto et le stop, à faire. L’image s’est arrêtée, ou bien suspendue. Mais dedans, on, ou quelque chose bouge. Sombrement. C’est la rue. C’est la rue qui donne sur la route qui descend de la vallée, perpendiculaire. C’est la rue qui, sortant du lotissement est prioritaire, la route qui a un stop, cherchez l’erreur : la rue est vide, toujours. Des autos qui sont là aucune, rien en elles ne bouge. Stationnement résidentiel, elles sont à leur place, ou elles n’y sont pas : du tout. Absentes, et qu’est-ce que ça change ? C’est autre chose. La route est déjà éclairée que la rue est encore dans la nuit.
J’ai ouvert le volet, j’en suis resté là. La fenêtre demeurée ouverte, à sa place il y a [ ] un corps, qui se hausse. S’étire. Se penche. Le voilà sur l’appui de fenêtre, béton, les doigts dans le larmier, des mains, comme à un starting block, près. Il y a mon auto stationnée devant moi, la maison : pour tout garde-corps. De ce point de vue dans l’image à l’arrêt, il y a une auto arrêtée : le moteur tournant. Il n’y a pas vingt pas à faire. Un seul bond et. Pas dix pas entre le porteur remonté en auto et moi. Il n’est [ ] pas six heures : de la résonance de boîte de l’habitacle sort la voix : « Appelez-nous si vous êtes déjà debout », l’émission, les 6 min. 5h45.
Déjà debout
M’avancé-je, ou l’image ? Le visage comme rétroéclairé, est l’effet de l’écran du tableau de bord. Indique 0 à cet instant, temps de marquer l’arrêt, s’assurer. Contrôle visuel à droite, en la seconde le regard est capté. Sur le fond noir de nuit de la rue personne, plongé dans l’ombre. Rien que le stationnement d’une Renault Clio 4 blanche. C’est à ses yeux que les yeux vont, à la fois éteints et ouverts, yeux de chat, à son nez blanc. La même, toujours. Stationnée comme braquée. Les habitués, ils se succèdent maintenant, se méfient car, que ce soient motards de la gendarmerie nationale ou policiers municipaux, irrégulièrement les forces de l’ordre se postent derrière elle, dans l’encaissement de la rue — sauf qu’il n’est pas l’heure. Sa blancheur seulement bondit — et frappe. Son stationnement est tout son surgissement, elle fait partie du paysage : elle est le coin de la rue.
Cela me frappe en ouvrant, dans la nuit, réveillé, descendu, pourquoi [ ], le volet sur la rue : mon auto c’est quelqu’un. Je la retrouve là, dans cette rue où rien ne bouge. Bientôt les phares d’autos environnantes me passent au-dessus de la tête, courant les toits, je sais qu’elles viendront à passer là, juste sous mes yeux. Cela ne sera que d’une incidence faible sur l’obscurité de la rue et la blancheur de l’auto : elles passeront leur chemin, très occupées à avaler les distances, concentrées sur la chaussée, ignorant tout des à-côtés. Plus près des phares vous vous tenez, mieux vous pourrez les contenir, vous en garder… Certainement le dynamisme économique du secteur se mesure au nombre de véhicules/jour qui s’arrêtent au stop au pied de chez moi. C’est cependant un bout du monde, le demi-tour du porteur du Parisien en fait foi. Voilà qu’il plonge sans tact aucun ses phares dans ma portion de rue, me tirant de mon tête-à-tête. Juste quand je pensais : dame blanche.
Pas le temps de le voir descendre d’auto que le mur des boîtes aux lettres me l’escamote. Trois secondes et sa portière claque, je n’entends plus les voix en déborder. Pas moyen de voir quelqu’un entier… Il recule, ses roues arrière mordent la bande blanche du stop. Pourquoi ce regard sur la rue d’où il vient, repassée la première ? où il s’est engagé en stoppant net, aussitôt ? semble durer ? Pour l’auto ? lui aussi ? Trouve-t-il que ? On dirait ? Qu’il est frappé de la blancheur ? Surprend-il, qui se tient derrière, ma pensée ? ce flux comme… une intention ? Les phares lisent-ils ?
Dame blanche
Je me tiens à l’instant derrière mon auto. Je m’en tiens près à m’y confondre — en pensée [ ]. Je me tiens dans son ombre à bonne distance des phares. À sa blancheur intégré, à son éclat adjoint, dans son aire — me retiens. Qu’elle quitte sa place de stationnement, il demeure sur la chaussée une ombre, une ombre permanente, auréole de surface égale à son empattement. Qu’il pleuve, que cela ruisselle, rien ne l’efface, elle est là, moi avec elle en pensée — en elle. La quitterai-je pour aller me ficher dans les phares ? Qu’est-ce que cette histoire ? Est-ce que je vais jusqu’à la bande blanche, à la rejoindre ? À tomber dans un regard ? Conducteur ? Ou collecteur ? J’y pense : la dame blanche apparaît à des hommes seuls dans leur véhicule avant un virage ou un carrefour, généralement une jeune femme vêtue de blanc, parfois un homme ou une femme âgée.
Auto radio
Il faut imaginer en ces péripéties ou autour les gens qui se rendent au travail, s’y jettent. Se projeter avec eux. Dans leurs habitacles, leurs sièges. Il faut les voir avant l’aube. Pris déjà dans la circulation. Automobiles, les entendre. Il faut être dehors. Imaginer dessous, le bandeau déroulant de la route stressé par le roulement. L’auto-radio là-dedans. Isolément. On se croirait en dehors de tout en auto. L’automobile suit sa pente, est un plongeon, perpétuel. Ça glisse. On se laisse pénétrer aisément en auto. L’air, sans le sentir. On infuse. Caisse de résonance, la réduction de bruit, l’absorption phonique intérieure n’y changent rien : l’auto est gorgée de voix. La radio est partie avec l’auto, prendre un appel, à croire à une motorisation hybride : mon auto roule aussi aux mots. On peut se croire pénétré de tout, on a les flashes info. La météo. — Les chansons ! S’illusionner partie prenante, dans le mouvement de tout, y traçant sillage, laissant tout derrière. Abstrait de tout. Exposé à tout. Attention aux hommes en jaune, en blanc. Ça commence aujourd’hui, le danger. Dans les phares ? À l’extrémité de leur balayage, à la limite des cônes qu’ils dessinent ? Ou le long d’eux comme sur un fil ? M’y tiendrai-je ?
à la manière d’une vapeur aux étirements irréguliers
G. Simenon
Sa porte, d’entrée, claque. Midi passé donc [ ]… Odeur entrante du dehors, frais courant au sol, retour de ses pas dans le couloir, approche… La voisine ira-t-elle droit dans sa cuisine faire, avant-avant-avant-dernière page après les Courses, avant Culture, Programmes, Météo, ses mots fléchés sur la table de cuisine, pendant que la barquette déjeuner réchauffe — ou bien les liquide-t-elle avec le café ? la télé ? Qui saura, lui posera la question ? Sa fille — passe une fois par semaine pour l’amener en courses ? Le courrier va dans le bureau — mais le journal ? Est-ce qu’ils ne s’empilent pas sur le porte-revue à droite du canapé ? Se souvenir de la dernière galette…
Le rez-de-chaussée entier dans le jour attend. Ça : deux bips proviennent du couloir, et la voix de boîtier, un rien trop grave : Alarme désactivée. On entend l’escalier. Les toilettes sont sous l’escalier. L’ouverture de la porte des toilettes offre en sortie le point de vue sur la télé au salon : rien. Pas de réaction. La vieille voisine a demandé RTL et Alexa sans un mot a obtempéré, depuis la cuisine et une paire d’heures diffuse son continuum vocal. Plusieurs dizaines de minutes plus tôt, les volets se sont ouverts sans non plus prévenir de part en part. Électriques, programmables sur jardin et rue, ils se ferment et s’ouvrent seuls. On est entré avec l’éclairage public [ ]. La lumière s’est installée automatiquement, puis progressivement, enfin naturellement, du dehors. Avec le jour l’image s’est faite nette. Va-et-vient de la robe de chambre dans l’encadrement des portes, l’escalier a résonné de nouveau, l’eau flûté par la tuyauterie, l’escalier encore grincé… Comment est-on entré sans bouger, sans détection, rien déclencher ? Le déclenchement des volets a désinhibé la machine de vision. Leur mouvement est d’ensemble, mais l’image fixe. Que la luminosité change n’a rien de suspect. Tout le séjour est immobile. Soit vide. Y baigne.
La maison a des paupières. Ses paupières s’ouvrent comme un film commence, sauf que c’est par se rembobiner. Machine de vision que la maison. De l’enchaînement des images, l’ouverture des volets a la mécanique. L’automatisme. Trous, traits, fentes vite, lignes et rangs puis rien, l’enroulement. Rien jusqu’au soir ne se déroulera plus, Alexa scrupuleuse sur ce point. Alors ce sont les longues minutes, durant plus que de raison. N’était l’entrée du jour, la dissipation, la scène est immobile. Comment résister à ce qui se dessine alors, s’impose ? On est là, qu’y faire ? sinon voir la maison accuser des contours, sans pouvoir s’en défendre. Sans que rien ne bouge. Vides les minutes. Nu le carrelage. Le jour est distillé là comme de la poussière se rassemble sous les meubles. Minutes alambiquées, minutes dans le sens de leur longueur. Des détails se précisent, les pieds sortent de leur ombre, il y a des saillies, des contractures. Le jour blanchit encore, comme une chair se refroidit. On est là. Bientôt sans l’ombre d’un doute. Rien qu’une certaine disposition mobilière au jour. Le jour prend tout le temps. Les minutes, pour interminables qu’elles soient, sont comptées avant que la vieille voisine, revenant du coin de la rue, qu’il lui prenne de venir s’affaler dans son canapé, y tombant comme une pierre, se poser devant son écran encastré, ne le découvre.
Images
Il grimpe dans un chêne. Il court quasiment. Torse nu, saute de branche en branche, la réception précise. Il grimpe à une liane, sur une musique tendue. Là il fait de son poids ployer la cime d’un arbre, en prend en main un autre. Il s’accroche. Il s’assure. Il prend pied. On le voit qui tombe d’une branche qui se casse. Qui se recasse. Retombe. Qui se casse en boucle. On le voit tomber en boucle. La branche qui cède. Lui qui s’accroche aux feuillages. Disparaître dans les feuilles. En boucle. Il cumule 2 millions d’abonnés sur Instagram, 375 000 sur YouTube (271 vidéos). Il grimpe dans des cèdres avec des macaques. On le regarde se tirer une liane d’entre les jambes, laisser descendre le long, rejoindre les pieds nus le sol. Là se balance en haut d’un pin et se suspend à son voisin. Explique ici en anglais comment utiliser la caméra Insta360. Séquence où il saute dans le vide, il n’en revient pas, pousse un cri de soulagement, de joie en se rétablissant. Il est à 30 m du sol. Il évolue dans les arbres. On voit jouer les muscles sur son corps. On le voit approché par un jeune chimpanzé. Il a débuté sa carrière de youtubeur et grimpeur français en escaladant les gratte-ciels à mains nues. Il est traceur. Il traverse la canopée. Il dit que c’est la forêt qui l’appelle. Il est interviewé. Il est l’invité matinal d’une émission de radio de grande écoute. Lui met le contact, aussitôt dans l’habitacle la radio se lance. La question qui lui est soumise, se présente ainsi : donc vous avez décidé d’avancer main dans la main avec la mort. Lui conduit. Lui s’astreint au respect du code de la route. Lui s’expose à la circulation routière. À des amendes. Des écarts. Des poursuites. À la vidéosurveillance rurale [ ], à l’entrée des villes. Lui dans sa caisse. Lui roule. Cependant écoute. Découvre. Il répond : « Nous vivons dans une société qui omet la mort alors que la mort peut être [ ] au coin de la rue qui nous attend… »
Au coin de la rue
Je passe. D’une aube dans une auto à la dame blanche, de la dame blanche à l’auto-stoppeuse fantôme, d’une auto-stoppeuse fantôme aux hommes en jaune, d’Attention aux hommes en jaune aux Gilets jaunes, aux premiers de corvée, aux soutiers de la croissance, il y a un fil, je passe. De laque en auto, d’auto en aube, d’aube en blancheur, en dame blanche. De dame blanche en homme en jaune. De dames blanches en auto-stoppeuses fantômes, en hommes seuls au volant, de l’auto à l’accotement, en gilet jaune. En gyrophares, je passe. Je pense aux patrouilleurs autoroutiers, aux ripeurs, aux caristes, aux vigiles. Aux voisins. Agents d’entretien, de maintenance, chauffeurs-livreurs, magasiniers. Opérateurs de production. Aux infirmières, brancardiers, aides-soignantes. Eachers, stowers, pickers, packers. Aux autres. De la bande blanche aux travailleurs de l’aube. De celle qui se lève tôt à ceux qui ne sont rien. De mon stop à la France des ronds-points… Aux autres…
— Mais pas à elle… Je n’avais pas pensé à ça. Pas un seul instant. Pas en ce terme. Sont passés entre mon réveil et la clarté de cette voix trois ans et demi, leurs équivalents en mois, jours sans que j’aie fait le lien… Comment se fait-il que cette alerte à l’aube, je ne l’aie pas prise pour moi ? Comment est-il arrivé que je la prenne pour quelqu’un d’autre ? Méprise jusqu’à présent, à cette émission de radio… J’ai pris ma mort pour une autre.
— « On apprend à cohabiter avec la mort… On apprend à cohabiter avec ces personnes-là… »