#LVME #06 | Roman garage

Il entre dans les garages et il s’y tient. Comment il fait pour ne pas se faire voir dans les garages ? Il n’est pas gros. Il ne passe pas la porte de la maison, il s’en tient au garage. Repère les portes de garage ouvertes, il a l’œil pour les portes qui s’ouvrent. Ou se ferment. Avec les portes automatiques aujourd’hui de plus en plus de portes s’ouvrent, le monde s’ouvre et puis se ferme. Les entrées de garages, les entrées de parkings, grilles de cours et locaux poubelles, il longe les murs et les haies, les façades et lorsqu’une d’entre elles s’ouvre. Demeure ouverte. Ou alors qu’elle se referme. Quand elle commence à se rabattre. Il a commencé chez son voisin. Ça commence dans le garage de son voisin…

Le voisin est sorti sur le trottoir devant chez lui gratter le parterre de rosiers le long de son mur. Lui se lève. Lui pissait dans la haie de thuyas entre son jardin et celui de son voisin. La haie les séparant. Il pisse en réalité au pied de la haie, sur son terrain, la haie est sur son terrain. Plantée. Comme il l’a taillée de son côté comme de celui de son voisin il y a peu il — lui — voit à travers. Lui grapille des éclats de la lumière, un rayonnement à travers sa haie. Il voyait la lumière de 11h — bientôt midi — traverser sa haie, capte un peu ce qui se passe de l’autre côté. Ce qui se passait dans la cour, de son voisin ? En ce moment, rien. Mais ce qu’il y a… C’est tout moucheté, mangé de partout mais qu’il se balance un peu, la tête de gauche et de droite et au travers des thuyas, en dépit d’eux il rétablit la continuité, reconstitue des formes. S’il se rapproche encore il… 

En même temps il entend son voisin s’époumoner, sur le trottoir derrière son mur gratter et souffler et il peut voir la porte de derrière de son garage ouverte un mètre, un mètre cinquante devant lui à travers la haie. Il voit le carrelage qui se perd dans l’ombre du garage, il se balance, il s’avance. Il a fini de pisser, le garage est au fond de son jardin, indépendant de la maison du voisin, il connaît le manège du voisin : ouvrir l’abri de jardin tout gondolé collé entre la porte et la fenêtre du garage, dont le store n’est plus jamais relevé, les battants jamais ouverts, poussière, prendre les outils et passer par le garage pour rejoindre la rue en n’ouvrant qu’un battant de la grande porte en bois peint en blanc exactement comme la sienne, c’est la même porte (mais pas la même rue) et en sortant au passage un sac de collecte sélective des déchets verts, de tonte, de taille, celui qui est entamé, sac réutilisable, ne pas jeter. C’est le même chemin que pour sortir les poubelles, faire rouler les deux containers, le jaune, le verrouillé le même soir jusque sur le trottoir. Il connaît le chemin : au bout de la haie, à trois enjambées de là où il s’égoutte où il vient de pisser sur la litière des rameaux morts et en miettes des thuyas mêlée de sablon et les toutes jeunes feuilles du lierre terrestre qui ressortent déjà là où les chats du voisinage aussi marquent leur territoire, le pignon nord du garage du voisin a privé de lumière avec les années trois des pieds de thuyas avec une permanence qui, les étouffant dans l’ombre de la croissance de leurs voisins, leur a été fatale. Ils n’avaient pas leur place là.

En s’approchant, se balançant d’un pied sur l’autre il peut voir aujoud’hui ce qu’il y a. Reconstituer. Maintenant qu’il l’a prise, la haie, à bras le corps et exposée au jour. (Et comme un peu dénudée, en tout cas diminuée. Sachant que le thuya ne supporte pas une taille trop sévère, il lui faut, aurait fallu de réguliers coups de rabots, d’espèces de tontes, sinon c’est s’exposer, soi, lui, à mettre à jour l’intérieur de branches nues, comme cadavérique, de ce bel ensemble tout d’un pan vert, cette fausse profusion, densité toute de façade, ce façadisme végétal, dedans c’est vide…) Rien. Qu’un barbecue. Une table en plastique. Grise. Des dalles. Un groseillier. Un abri en tôle gondolé de partout collé entre la porte et la fenêtre poussiéreuse du garage. Qu’on dit de jardin. Mais le jardin du voisin n’est qu’une cour. Juste de quoi se cogner la tête contre les murs. Comme on dit. Les murs crème. Le soleil comme dans une cuve.

… Mais comment avancer qu’il découvre ce désert, s’il y a auparavant pénétré pour tailler ce côté de la haie ? La nuance, c’est qu’il le scrute maintenant — y évolue — depuis les yeux de la haie, ce qui n’a rien à voir… C’est donc cela : cela est sa haie. C’est sa haie à lui qui les sépare. Qui les dissimule l’un à l’autre, son voisin et lui. C’est dans sa haie à lui qu’il a des mois — et l’équivalent en jours — plus tard — alors qu’il n’en finit plus de faire nuit — le nez et lance, ou se lance :

[ ]

Il entre dans les garages et s’y tient. Il ne sait pas ce qu’il vient faire. Ce qu’il fait ? Entrer. Il s’engouffre dans l’accès. Il profite d’un accès libre. Ou tout sauf libre. Du moment. D’une absence. D’une défaillance. Dans la vigilance. Laps. D’une béance, une nuance : il saisit l’importunité. Une porte ouverte le happe, une ouverture. Une fermeture le retient, il se précipite, le capte. Captivé. Il est emporté dans la fermeture, automatique, un courant d’air, un appel. La porte se ferme, referme sur lui. Derrière lui. Il ne sait pas dans quel merdier il s’est fourré. Comme on dit, pas à qui il a à faire. Aura. L’automatisation des huisseries fait des portes sans contact, intouchées. Il manque de tact à coup sûr. Ce qui se tient dans les garages, se range, il vient, il va y prendre corps. S’efface dans les garages, pénètre. 

Alors qu’il l’entend gratter dans la rue il se voit déjà dans le garage de son voisin. Il est onze heures du matin quand il sort de la maison dans le jardin. Il se lève. Il est accueilli dans le jour par les ahans du voisin sur le trottoir et des raclements. Cette matinée d’été touche à sa fin quand l’homme approche de la haie. Une haie taillée il y a peu par ce dernier qui sépare son jardin de celui du voisin. De thuyas. Son voisin finit alors au soleil de gratter la terre de ses rosiers le long de sa maison. Est ce qu’il se dit. Les rayons du soleil tombent de haut dans la haie. Une haie taillée de si près que le jour passe aujourd’hui à travers. Il est en train de pisser contre la haie et dans le bruit de la circulation d’une fin de matinée et des petits travaux de jardinage du voisin quand. Il voit le garage ouvert. Au fond de son jardin se trouve le garage indépendant de la maison du voisin. Pas plus de dix pas lui font rejoindre le fond de son jardin à lui où il pisse non dans la haie mais au pied. Aux pieds des thuyas qu’il a dégagés il y a peu  d’une litière pesante composée année après année de débris de tailles et de rameaux secs et d’aiguilles et bois mort de thuya, ainsi que des lianes enchevêtrées, courantes du lierre terrestre. Entre la taille et le ratissage il a rempli près de quarante sacs de déchets verts ramassés le lundi. C’est énorme. En plusieurs fois. Il est onze heures. Entre lui et son voisin il y a la haie et le mur de la rue. Personne. 

Qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y a rien. Il n’a rien à y faire. Il n’y a rien à voir. Le voisin ? Il voit à travers. Il ne se voit pas. Il ne lui dit rien. Il est venu sans lui. Il est sans lui. Lui n’y est pas. Il est de profil. Il ne lui fait pas face. Il ne le regarde pas. Il n’est pas face à lui. Il ne lui montre pas, rien. Il lui échappe. Il passe à côté. Il est passé à côté. Il ferme. (Il fait noir.) Il ferme derrière lui. Juste derrière lui. À clé. Il ne lui cède aucun passage. Ne lui laisse pas le temps. Il ne lui fait pas de place. Lui ne moufte pas. Lui ne respire plus. Lui ouvre tout grand les yeux pour ne pas être vu. Lui ouvre toute grande la bouche pour n’être pas entendu. Respirer. Inspire, expire de là, fond caverneux de la bouche. Méduse. Du plus noir de la bouche, dans un grand rond des lèvres contournant contenant le moindre frottement de l’air contre les dents, réprimant tout sifflement d’air dans les poils des narines. Lui fait comme si lui pas là, pas déglutir, c’est celui qui dit qui est. Le voilà pris. Il est dans l’embarras. Nuance. Dans le débarras. Dans le rangement, le garage. Entre l’auto et des skis.  Entre une auto et un lit. Un lit démonté, en kit, en pièces détachées, sans matelas. Sans sommier, un cadre de lit, sans les chevilles, remisé. Dressé. Contre le mur.

Il s’introduit sans raison dans un garage. Un homme est entré sans un bruit dans un garage dans l’Oise aujourd’hui. Il est aux environs de midi lorsque son voisin traverse son garage pour rentrer chez lui. Est-il bienvenu de se mettre au frais après avoir travaillé une partie de la matinée à nettoyer son parterre de rosiers en bordure de voie publique le long du pignon sud de sa maison par une température bien au-dessus de la moyenne de saison. Quel soulagement, quelle aise il y a à se dérober à l’ardeur d’un ciel sans nuage et dans le même élan déserter l’espace public. C’est une casquette que l’on soulève, c’est un vêtement de trop dont on se débarrasse, dans une dernière énergie. C’est un sac dans les jambes que l’on traîne. Pour aller se fourrer dans l’ombre ou trouver refuge. L’homme est quant à lui d’une humeur orageuse pour sept, étant le nombre estimé de parents proches vivants ou morts que le voisinage lui connaît, bien qu’il vive aujourd’hui seul et haletant d’une façon qui alertera l’oreille qui viendrait à passer. Traînerait par là. Qui dirait il va y passer. Ma parole. On croit entendre dans un souffle un juron. Notre homme contient en lui une activité électrique intense dont nous ne pouvons décider si en l’instant t il la douche comme en la tour hyperboloïde aéro-réfrigérante d’une centrale ou dans les turbulences de convection d’un cumulus bourgeonnant l’exaspère. Il souffle et souffle fort et à vrai dire il commence à nous faire peur. Nous oublions toutefois dans notre curiosité et bénévole prévenance que nous ne sommes pas là. Cependant il se tient quelqu’un dans le garage. L’homme qui s’est appuyé à son auto d’un côté, accroché à son outil de l’autre enfin se reprend et, sans avoir vu, passe. 

Je n’ai rien vu de la chute de mon voisin. Je n’ai rien entendu. Je n’en ai même rien soupçonné, il n’y a même pas un bruit, pas en elle eu une rumeur, que j’aurais pris pour autre chose. J’écrivais il faut dire… J’avais cru qu’écrire, c’était être attentif. Je rêvais qu’écrire fût être aux aguets. Je me sens bizarre.

Dans les mêmes moments, mêmes heures, je sortais dans mon jardin vérifier l’ombre et l’angle du toit [ ] de mon voisin par rapport à celui de mon garage ; garage au-dessus duquel se trouve, mansardée, notre chambre ; chambre d’où, oreille émergeant de la couette, nous entendons de bon matin mon voisin racler des pieds de chaise contre le carrelage de sa cuisine. J’écrivais, donc. Cuisine ou, pour être précis, cuisine – salle à manger – salon qui, au rez-de-chaussée de la maison haute, la maison étroite, la maison à deux volées d’escaliers tenant, du fait de son emprise réduite au sol (son air de tour), davantage, quant à sa disposition intérieure, de l’appartement en triplex que de la maison individuelle, est tout le séjour de mon voisin. Maison qui me fait de l’ombre, à moi ou à mon jardin, interposée qu’elle est entre nous et la course du soleil, qui n’est que notre rotation mais donne à nos jours leurs courbure et rayonnement. Une chute comme celle-là, qu’a connu mon voisin du côté opposé de la maison, côté soleil ou rue prend, j’imagine, au moins un peu de temps…

Certes moins qu’il n’en faut pour l’écrire… Probablement moins de concentration… Je me sens bizarre. Il ne s’agit pas de mon voisin. C’est le personnage qu’il fait émerger, apparaître, qui surgit, qu’il emporte avec lui en traversant sa cour. Ce n’est pas lui, ce sont des choses qu’on sent, qu’il dégage ou qui lui tournent autour, qui sont dans l’air. Voilà ce qu’il y a six jours j’écrivais. Je venais de publier mon voisin. Dans mes notes je me justifiais, je précisais : c’est l’effet qu’il m’a fait. C’est l’impression qu’il me laisse. Une émanation, une émission. C’était donc, c’était devenu un personnage. Il y avait son personnage entre nous, qu’il avait de longue date et à gros traits brossé pour moi, qu’il entretenait ou revivifiait, affirmait, précisait à chacune des traversées sonores de sa cour. C’en serait, entre nous, dorénavant ainsi. Ce devenait indépendant de lui. Une créature avait pris son autonomie. Elle s’animait. Se réveillait n’importe quand. Elle était là. Il y a cette séquence, dans laquelle j’avance, en image, en écrivant — en personnage, si ce n’est en personne, masqué d’une image :

[ ]

Je suis pris de court, cela se boucle autrement qu’imaginé. Ce n’est pas comme c’est, c’était, ce fut écrit. Pas tout à fait. Presque. C’est le presque le problème. Le presque qui fait bizarre. J’étais derrière mon seuil, à écrire, comme les autres jours. Le dos tourné aux fenêtres qui encadrent ma porte d’entrée, donnent sur la rue. Sauf que depuis le reflet dans mon écran j’y vois qui passe : je vois dans ma rue. M’en vante. Sauf que ça, [ ] elle, je ne l’ai pas vue… Ayant publié mon article [ ] je sortais mon verre, je veux dire que j’emportais mes bouteilles vides à la benne. Avance vers moi, ce qui n’est pas arrivé depuis des mois, le 6. Lui : je ne t’avais pas reconnu, je lui ressers ma blague à propos de pots de yaourt, il me coupe : tu as appris pour le voisin ? Le 6 me raconte que ce matin sa femme partait en course, elle sort l’auto du garage, alors elle voit deux hommes penchés sur le voisin sur le trottoir, qu’ils n’ont rien pu faire. Non… Que les pompiers ont été appelés, qu’il sortait de sa maison, entrait dans son auto. Non… Mais j’étais là !? je lui fais, j’étais juste à côté… Mon voisin est mort ce matin.

— Quels rapports entreteniez-vous avec le défunt ?

— Fictionnels, dans l’ensemble.

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