#LVME #01 | Il n’est pas six heures


Il n’est pas six heures les phares braqués dans l’axe de la rue. Une auto vide, le moteur tourne, tousse et tourne portière ouverte. Le plafonnier de l’habitacle allumé, un clignotant ? Ni clignotant, ni warnings par la rue vide, les rues sans mouvement, la rue arrachée à la nuit ; des voix dont le débit, l’enjouement ne sont pas ceux de la matinale, inconnues s’y invitent, ou d’une station de radio inconnue, s’y font échos. On ouvre les volets. Le chauffage qui se perd, les paroles qui se perdent, pas un chat. L’homme, si c’est un homme, ou c’est un autre, bientôt débouche de derrière le mur aux boîtes aux lettres entre le panneau stop et la plaque de la rue, portière claquée, l’auto disparue aussitôt, le noir revenu. Le porteur du journal avait de l’avance.

Horizon sonore mouvant. Les minutes qui viennent. Il n’est pas six heures que leur camion se fait entendre depuis l’autre bout de la rue. Ses arrêts le signalent. Le grondement de moteur. Sa progression ponctuée du couinement des freins. Du choc sourd, plus, moins, des conteneurs. Des couvercles basculés qui libèrent. Soit la chute étouffée. Soit la coulée sonore. De tout ce qui tombe en s’approchant. En faisant le grand tour des jardins. En débouchant entre les façades, c’en est fini de la voûte auditive, aérienne que leur tournée à travers le quartier dessine au-dessus, dans la nébulosité dense, basse. Maintenant c’est les phares. Les gyrophares. Ce sont les combinaisons fluo, les gestes. Les mains, nues, qui prennent, s’agrippent, la course des jambes. C’est le ballet mécanique. Les hommes qu’on devine. 

La rue devant le 2 s’allume. Sorti de sous l’auto, le chat. Détecteur de mouvement, le museau effleurant la flaque, bondit dans le bac de la lavande au coin. Cela ne prévient pas. La rue qui l’instant d’avant était dans le noir, un dos un instant tourné suffit à la retrouver baignée d’orange, d’orange grisé importun, décolorant. S’avivant. Donc il est six heures et gris est le chat roux à la limite de l’ombre de la lavande grise. De l’althéa. Du nez blanc de l’auto. Du rebord du muret. De l’éclairage public. Gris et là, évoluant à tout moment là. Ou là. Et là suivant des lignes qui ne sont qu’à lui. Ou l’air d’être là. Le chat et son air… Absorbant des yeux la rue selon tous ses angles, toutes ses heures, sa vie, sans que rien n’en ressorte. Permanence du chat. Dans les yeux du chat la rue vide. Transparente.

On ouvre le volet : pas encore six heures. L’air n’est pas froid, c’est parce qu’il ne bouge pas, pas un mouvement de l’air. Dans la rue non plus. La rue est dans le noir, c’est le ciel qui frappe. Orange. Ou jaune. Citron où ce devrait être incolore, jaune citron givré. Ou vert. Citron vert ou bleu, bleu gris ou grisé, métallique, métallisé, il y a du bruit bleu dans le citron du ciel. Une zone orange, citron pressé contre terre l’a envahi. Une zone dans ce coin de ciel. Le ciel est fiévreux, très très bas, va se poser là. Frappé d’une incandescence banane ou menthe. Il fait froid et non. Ou d’une irritation, le ciel lance à cet endroit. Le grain du ciel est visible et fourmille d’une sueur froide de ce côté suspendue, côté rue, gouttelettes condensées au-dessus des faîtes, des pignons noirs. Une espèce d’enflure, comme d’une intense activité. Une attirance. Un ciel d’attraction, drôlement citron. Signal. Une illumination. 

Six heures sont passées, l’oiseau se fait rare. Le merle invisible. Muet. La merlette elle, pique du bec, entre deux bonds dans l’herbe, en sort une larve blanche, par chance un ver. Elle se confond avec la terre. Avec l’heure. Les réverbères n’ont pas percé la poche d’obscurité des jardins. Que devient-il, le merle au mi-sol-sol-do des toits de l’autre côté de la rue ? Il était six heures et il faisait jour, de l’autre côté de l’année. La phrase liquide comme crachotée d’un arroseur, le rouge-gorge occupe l’espace ainsi laissé. Il a son tsiih, pour le contact. Qu’on pourrait prendre pour soi… C’est dans l’effroi ou l’alarme que lui et la merlette se rejoignent. Qu’est-ce que ce courant d’air roux qui se coule sur la terrasse ? Il semble que le chat a traversé le séjour…

6 heures et quelques. Le 7 est dans son jardin, face rétroéclairée portable. Impossible de dormir avec ce qui vient et d’abord qui n’y est pas, à deux jardins de là, hein ? Maintenant que le cerisier est coupé, on profite enfin de l’éclairage de la rue dans l’axe du portail. Évidemment on n’y rentrera plus la petite Série 1… Ce qu’éclaire la rue, c’est l’auréole marron autour de la future piscine. Les coffrages sont terminés, il n’y a qu’à couler, aménagement de ma piscine enterrée, étape 5. Est-ce que les autos sortent des garages ? Bof… Fait le tour des boîtes aux lettres il y a deux jours, le voisinage est pourtant prévenu. À tous les habitants de la rue. Avec les rotations de la toupie à béton + la pompe, ce vendredi de 8h à 10h la rue sera bloquée. Le trampoline toujours pas revendu… Dégager la poubelle à verres. Sortir le chien.

Manœuvres de six heures passées. Démarrer la blanche. Phares jaunes. Avancer devant la verte, sortir, revenir sur ses pas, ouvrir le garage. Sortir la noire, phares blancs, du garage. Garer la noire à la place de la blanche. Rasé le mur, contact coupé descendre de la noire. Contournées la verte, la flaque devant la porte d’entrée, laisser les clés dans le vestibule. La blanche a chauffé, garder le manteau, partir avec la petite, la blanche de fonction, laisser la grosse, la noire, le A autocollant, stationnée pour la journée à la place. Le garage vide. Dans la rue. La verte, la vieille verte partie aussi, démarrage diesel, plus tard, retour midi. Les phares blancs de la noire balayant le mur du séjour au-dessus de la banquette, se prenant dans la guirlande y font courir des ombres en sortant du garage, quand les projecteurs de la verte font contre la cloison d’en face détaler devant eux, en quittant sa place en braquant à fond, les barreaux de la rampe d’escalier.

L’éclairage de la rue infuse dans le séjour. La septième heure tictaque et on n’a rien fait, une fois ouverts les volets. Comme on a dormi on se réveille, s’est levé. Tel on tombe du lit, tel on prend l’escalier. Nues les minutes. Nu le carrelage, et l’air dessus, nuit encore. Les minutes passent, rien d’autre. Sinon le cliquetis des volets du rez-de-chaussée chez la voisine. Ce qui ne signifie plus rien quant au sommeil, ou à la vie de la vieille voisine. Ses volets sont roulants depuis peu. Électriques, programmables sur jardin et rue, ils s’ouvrent et se ferment seuls. On attendra. On le saura quand ce sera ça. On l’entendra venir. Il sera un peu plus de midi. Elle aura claqué sa porte. Cela prendra quelques secondes, on entendra la pierre, bougée, résonner contre le rebord de la fenêtre. C’est elle, la voisine qui l’aura prise dans sa main pour la redéposer, amortie, sur le journal de la veille. Le pas est lent, traînant presque, cela et le vent maintenant levé se discerne à travers les lattes de la porte, d’entrée. Dans son ombre. De là, hors de la vue de la rue, s’égrèneront les secondes avant que de retour des boîtes aux lettres, la dame ne repasse devant l’une, puis l’autre des fenêtres du bas le Parisien du jour, son courrier et le courant d’air de la rue contre elle. Quelques secondes encore avant qu’on réentende la porte derrière elle claquer.

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