Le bruit passe inaperçu. Le bruit passe, invisible. Un bruit passe qu’on ne voit pas. Ne passe pas. Un bruit qu’on n’entend pas, personne. Un bruit qu’on n’entend plus, le bruit qui ne s’entend pas, qu’on n’écoute pas, se vit. Pose là. Respire. Il va, il vient, ne bouge pas. Qu’on ne voit pas, passe. Est là. Il est là pour rester. Qui est là ? Le bruit de passage. Le bruit du passage. Le passage routier. Le bruit passe inaperçu, la source du bruit escamotée derrière des rideaux d’arbres, invisible, les arbres bruissants. La végétation tampon. Qui vient s’en va. Énorme file. Filant enfle. Enflant fuit. Fuyant grossit, grossissant passe. Passant insiste, passager, invisible assaille, cerne. De frottement. De flottement. On ne le voit pas on est dedans, qui s’en va vient. Vient.
La route conduit le bruit. L’air conduit le bruit. La conduction est la propagation. Le bruit est vide. La campagne est vide. Le bruit roule, le bruit fend, enfle. Le bruit roule à vide ? L’air bruit dans le vide. Le bruit vide, le bruit emplit l’air, le vide, le vide se propage. L’air est une tête vide, traversée de vitesses. La route fait le vide. La route est la chasse d’air. Chasse aérienne. La route charge le ciel au-dessus des rideaux des arbres, le bruit de la route s’entend, la route se respire, s’entend respirer, se comprend — on se comprend, sous-entendue, les yeux fermés sur la route, se devine, il est une route sans la voir, elle emplit l’air et l’espace, s’étale, fait tache d’huile. La source du bruit de la route. N’est pas la route. Se trouve au pied d’un arc-en-ciel. Qu’est-ce qui se cherche ?
La route conduit le bruit. Le bruit de la route, vient de la route, ou avec. Avant. La route est conduction sonore. Se confond avec, est annoncée, est précédée par la conduction, ou la transmission, propagation, la voie des ondes, la voie des airs. Ce qui précède ou annonce la route : le trailer, bande-annonce de la route. La bande de roulement. La couche de frottement. Le revêtement ou chaussée. La remorque n’est pas celle qu’on croit. Est dans l’air. Il est des remorques de son dans l’air, des cargaisons. Des chargements. Des charges, des chasses, des vagues : la conduction sonore est aérienne. Le bruit aérien de la route. Est à la traîne, la traînée. Se tenir à la remorque de la route. Qui se tient ? Le bruit n’est là pour personne, ne se tient là, ne se tient pas, s’échappe, le bruit afflue, le bruit s’enfuit, grossit, en fuite, le bruit de passage. La route est passagère. Le bruit conduit la route dans l’air.
Comment dire un bruit ? Comment dire le bruit de la route ? Il ne se dit pas, est chez lui. Il est chez lui partout. Il bruit là. Le bruit vit là. Le bruit ne se dit pas. Le bruit ne dit pas son nom. Il est seul là. Ne s’annonce pas. Ou ne fait que s’annoncer, toujours ? S’annonce et ne se présente pas. Ne parle à personne. Ne dit rien à personne. L’antre du bruit. Personne pour se tenir là : à la gueule de l’antre. L’antre du bruit sous la route, est un aménagement routier, est la niche du bruit — sa source ? —, et un ouvrage de franchissement, par où la route en franchit une, sans traversée, en l’ignorant, route par dessus route, route fréquentée sur route non, elle est bruit contre silence. Silence tout contre bruit. Bruit 1 silence 0 : personne.
(…)
On est soulevé de terre avec ce bruit. On est en l’air avec ce bruit. On ne peut pas se poser. On est secoué, on est projeté. On ne peut pas tenir en place avec le bruit que fait le déplacement. Le déplacement routier. Le déplacement aérien, d’air. Pas penser avec ce bruit. Rien à voir avec ce bruit. Le déplacement sonore. Avec ce bruit qui passe devant la vie. Avec ce bruit entre les oreilles. L’air c’est des vitesses. L’air c’est des remorques. Les remorques bourrasques d’air, bennes, containers, la décharge sonore. Comment vivre avec ce bruit ? — Qu’est-ce qu’on fait ? On écrit là ? On crie ? On ne s’entend pas. On ne peut pas s’entendre. Écrire ceci : ce bruit est une espèce humaine de vent. Le bruit de la discorde. Discordance. De l’impossibilité de s’accorder.
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Ce que la circulation automobile impose en termes sonores, le bruit sans terme de la rumeur humaine. Sans fin. Sans mot. Bruit ou chant ? Cri ou vent ? Clameur, rumeur ? Quels mots mettre là ? Bruit ou parasite est ce qui n’a pas de sens, douleur, ce qui vient sans un sens. N’est que perturbation. Nuisance. Le bruit vient sans un mot. À personne. Le bruit sans adresse. À peine, même pas un merci. N’est pas à une contradiction. Le bruit dit merci de votre compréhension. De votre indifférence. Votre insensibilité. Insensible est insensé. L’absence de sens est sans compréhension. Au-delà du bruit de moteur. Au-delà du bruit de roulement. S’agit-il du frottement général avec l’atmosphère ? Le bruit de bout, bruit de fin du monde, le monde sillonné de fins du monde. Parcouru de tressaillements. De chargements. Le corps du monde. Pour tout corps le volume sonore. La rumeur, clameur d’apocalypse que l’homme impose, superpose aux formes de vie, merci de votre incompréhension.
(…)
N.B. - Creuser ou explorer le paradoxe d'y être pour ne pas y être, s'imaginer n'y être personne ou y être quoi, quelle présence ou quelle hantise ? S'y imaginer sous une autre forme, où changer de lieu est changer de forme, s'attarder dans le non-lieu : s'y accrocher ou implanter, l'habiter, c'est perdre sa forme conventionnelle, devenir objet sensible non-identifié. La description ainsi basculerait dans la fiction…
N.B. - C'est l'exercice de s'y poser ou l'investir en écriture : l'écrire. Cette présence ne peut être qu'écrite, c'est une présence en mots. Écrire la présence comme hautement improbable, improbabilité. Organiser, aménager, favoriser, inventer les conditions de ma présence impossible, ou interdite, ou intenable. Écrire une situation qui n'existe pas, n'a pas lieu. Repérage de l'inexistant ou du sous-entendu ou du double-fond. Je fais de la contrebande, dit A, envoyé (écrire, se faire écrire), je passe en contrebande, clandestinement, quoi ? Des chargements ? Charges ? Bourrasques ou paquets d'écrit. Des contenus enlèvement.
N.B. - Le paradoxe automobile : être où que ce soit, en auto, est-ce y être ? Passer, emprunter, est-ce y être ? N' y être pas. N'en être pas. Une espèce d'inclusion-exclusion. (De quelle espèce s'agit-il ? Quelle image ? Quelle apparition ?) Quand être en automobile est n'être nulle part, perdre toute part, de plus, être embarqué dans l'éventualité, l'hypothèse, la parenthèse de la mobilité, dérive, du dérapage infinis. Où me mène, où me conduit l'automobile ?
N.B. - Écrire à travers ce qu'on ne gardera pas. Écrire est passer à travers mots et formulations inadéquats ou inappropriés jusqu'à trouver les bons (définir les bons…). Décrire. Écrire est laisser venir, passer, donc inscrire, donc enregistrer tout ce qui ne convient pas. Le bruit. Ce qui parasite. Le bruit a-t-il la rage de l'expression ? Un texte est un ramassis de phrases qui ne conviennent pas contenant, serrées autour, des pépites ou des filons d'adéquation (d'appropriation ?).
N.B. - Tout ce qu'on dit, écrit sans en faire le tour. Parce que c'est incontournable. Écrire serait cela : tenir l'intenable.
Le « on » me perturbe un peu. Je cherche en lisant une autre voie, une poussée, faire que le sujet, la présence de ce qui voit, perçoit, s’efface encore davantage, se déshumanise, se minéralise et se fasse air ou eau, le son aussi, difficile avec ce mot si compliqué à l’oreille de « bruit » qui grasseye et gazouille à la fois, chercher à la fois le frottement et le glissement. Qu’as-tu pensé de cet exercice et comment perçois-tu ce texte à l’oreille, comment as-tu construit sa musique ?
Bonjour Marion. Tes réserves quant au « on », quant au « bruit » rejoignent très exactement ce qui pour moi constitue les enjeux de cette investigation. J’ai décidé de rendre un paysage sonore. Autant il est assez naturel, par convention, de s’accorder sur l’objectivité d’un paysage tant qu’il est visuel : c’est cela parce que ça se voit. Cela est dû à l’état de spectateur, ce statut qui permet de rester en dehors, qui autorise de se tenir à l’écart. Tandis qu’avec le sonore on est immédiatement propulsé dans l’effet, j’ai envie de dire : l’effet spécial. Donc dans le doute ou le trouble. L’expérience du son est immersion. Le paysage ici est quelque chose dont on fait partie ; dont on est partie prenante ; une entité à laquelle on appartient, impossible sans dommage de s’en détacher, s’en séparer, défaire, passer, ce paysage-là est la condition vitale, nécessaire de qui le perçoit, y évolue, en termes écologiques : un milieu ; un environnement ; un habitat. Le son touche. Le son est toujours plus qu’une donnée objective, il submerge toute velléité de neutralité, il déborde de toutes parts. Il enveloppe. Il prend. Il y a un incontinent sonore. Comme s’il n’y avait pas d’objet du son. Se pose alors la question de l’adéquation, et j’en viens au bruit.
L’objet, l’objet visuellement saisi, s’offre comme un socle, base sur laquelle disposer des mots. Le paysage visible, les mots y atterrissent, s’y posent. L’absence d’objet rend malaisé ou hasardeux d’y poser des mots, les mots ne sont pas les bons : ils font du bruit, le mot « bruit » le premier, parasite décevant le désir de précision qui m’anime dans cette exploration (que je rapprocherais de la « rage de l’expression » de Francis Ponge) — il est son point d’achoppement. C’est pourtant à travers et par l’inadéquation que le texte avance, par approches successives — par séquençages successifs —, tantôt gagnant tant bien que mal en précision (ou en transparence ou en intensité), tantôt retombant dans le bruit, le flou, le buzz : l’approximation. S’aiguisant et s’émoussant tour à tour. Le mot « bruit » est donc un pis-aller : le premier nom venu. De même « on ».
« On » est un premier abord et, il est vrai, « on » est une facilité. Le paradoxe que j’explore est le suivant : il faut quelqu’un pour entendre qu’il n’y a personne, entendre comme ou combien il n’y a personne. Personne pour se plaindre du bruit, personne pour y être, y être sensible, personne pour être là, pour l’entendre, il faut un témoin de l’absence. Une absence-témoin. Un témoin d’absence, voilà peut-être ce que je fus là où je fus ce matin-là — sans doute pas présent, pas seulement. Je désirais que le paysage se constitue ou devine, non seulement à partir d’une présence, inconnue ou non-identifiée ou singulière, mais aussi depuis l’indifférence générale : l’indifférence au bruit, à la rumeur ou atmosphère routière, l’insensibilité ou anesthésie générales, la campagne vide ou qui en a l’air. Ce vide et cette indifférence, le caractère quelconque, sont partie intégrante, amplificatrice, du paysage sonore, ils participent de l’immersion. D’où le pronom « on » qui est tout le monde et personne, la marque de ma tentative ou tentation généraliste. Je parle du bruit de la route en général — cependant j’en parle, non, je n’en parle pas, je l’écris d’un endroit en particulier, voir photo, d’un endroit que j’approche, où j’hésite, ça tremble, essaie de me placer, loger, nicher, je cherche l’endroit, le point de l’acoustique efficace, la source de l’effet spécial, la chambre d’écho. « Bruit » n’est pas le bon mot ? Peut-être, finalement, si : de par son impropriété même. Le bruit généré par le texte, par le choix ou la venue des mots est bon en tant que tel. Le bruit est toujours en trop, telle est la caractéristique du bruit : d’être indésirable. J’investigue cette position de l’indésirable. De l’intenable.
De l’intenable. Le bruit est formidablement expulsant : on n’y tient plus, ne tient même plus en soi-même. Le bruit est un instrument de torture. Est une arme de guerre. Le bruit vous annule. Vous interdit. En même temps il peut être, il est vécu comme un accompagnement nécessaire, dont on se fait une raison, après tout, comment vivrait-on sans la quatre-voies — sans le service qu’elle rend ?
Tu as noté, j’en suis sûr, comme le bruit est ici personnifié. Comme s’il était un corps. Je suis, à chaque fois que l’écriture se mêle d’un lieu ou d’un endroit — car écrire me vient le plus souvent d’un être-là —, aux prises avec ce défi : faire sentir la présence de quelqu’un où il n’y a manifestement personne. Écrire fait respirer quelque chose. Là où ne se voit personne, s’entend, du moins, une respiration. La possibilité ou l’aventure ou, encore là, la facilité de « quelqu’un » : quelqu’un dans l’air ; quelqu’un comme personne ; quelqu’un pour personne. Que cela se traduise par un « on » fait une espèce de fond ; un fond qui avance ; un bruit de fond. Je cherche mes mots — en viens tout doucement à ce que tu appelles la musique, laisse-moi s’il-te-plaît encore le temps de te répondre…
… en viens par là, tout doucement à ce que tu appelles la musique. Les mots pour décrire sont aussi les mots pour habiter. Habiter la circulation routière devenue environnement sonore : la rumeur, ou clameur, routière. Habiter l’amplification. Qu’est-ce que cette histoire ? Qui habite le bruit ? Le bruit s’habite-t-il comme le xylophage habite le tronc ? Est-ce qu’on en mange, du bruit ? Et puis : est-ce que personne n’habite le bruit ? Est-ce qu’où il y a du bruit, il n’y a plus personne ? Les mots, les chaînes de mots me font, en viennent à me faire habiter l’inhabitable.
Car les mots ne viennent pas seuls. Il s’agit de leurs agencements ou de leurs nuages : il s’agit de phrases. Sauf que je cherche mes phrases au plus proche des mots, de la solitude ou de l’isolation ou de l’insularité des mots, de leur impact ; à les émettre ainsi. Il me semble manifeste à la lecture que je n’essaie pas de donner un équivalent sonore du bruit de la route. Mon écriture n’est pas impressionniste. C’est, je l’ai dit, l’exigence de précision qui m’anime. Celle-ci se traduit par une succession de propositions, d’énonciations, de formulations, formules, de définitions, par séries d’emboîtements, enchâssements, je cherche mes mots, chevauchements, dans une espèce de concaténation, un mot en appelant un autre, une phrase, nominale ou non, mais nominale souvent, en accrochant une autre, l’une après l’autre se plaçant à la remorque des précédentes en un train de propositions. J’assimile cela à une démonstration : démontrer le théorème du bruit de la route. Le rythme qui s’ensuit, rythme des énoncés est plutôt heurté, soit trépidant ou haletant, soit trébuchant ou ahanant, ou ânonnant. J’y entends un débit (une espèce de flow ?), mais peut-être pas une musique. Les phrases — je veux dire ce qu’il y a entre une majuscule et un point — sont des morceaux, des éclats de phrases, des bribes, des briques, et le paragraphe ou alinéa — ce que j’appelle séquence — une imbrication comme un Tetris, les formules tombent, les tourner pour qu’elles tombent bien. Je perçois cela comme la pluie des atomes que décrit Épicure. Attention chutes de phrases.
Enfin tu écris : air ou eau. Tu écris : frottement et glissement. Le frottement de l’air, c’est définitivement pour moi la direction à prendre. Le frottement de l’air est mon véhicule — ici c’est le narrateur du livre à venir qui parle. En tout premier lieu, plus éminent, quasi originel, j’y reviens — y reviendrai toujours : la respiration. J’aspire, l’auteur du livre aspire à être ce courant de l’air par où se rejoint une respiration, par où se rejoignent un échange atmosphérique, un souffle, une respiration dans l’air, souffle dans le souffle, rejoindre le souffle de la terre entière, de l’atmosphère…
Pardon Marion d’avoir été si long mais ton commentaire a ouvert une boîte de Pandore — merci pour elle.
Ainsi ta L12 est déjà toute rédigée 🙂
Connexion en cours 😉